Chez Martel

106 16 4
                                    


Martel était situé au cœur de Carouge. J'arrivais avec dix minutes de retard, anxieuse à l'idée de boire un verre en compagnie d'un artiste de la trempe de Léo. Pour me donner une contenance, je m'étais répété en boucle les dernières paroles d'Olivia. Elle m'avait conseillé d'imaginer le comédien sur le trône entrain de faire la grosse commission ou carrément mort, en squelette décomposé. « Dédramatisation assurée », m'avait-elle promis.

Léo m'attendait sur la terrasse. Il était habillé très simplement : son éternel pull gris à capuche et ses jeans délavés. Des Ray Bans masquaient ses yeux. Je m'avançais vers lui tout en tachant de donner à ma physionomie un air de cordialité expressive.

- J'ai mangé le dernier Baba au rhum, j'espère que tu ne m'en veux pas, me dit-il en guise de bonjour.

Je le fixais sans comprendre puis réalisais qu'il faisait référence à la moyenne d'âge du salon de thé, qui se situait autour des 80 ans.

- Je suis heureuse tant qu'il y a du thé vert.

Il me considéra un instant, un sourire en coin.

- Laisse-moi deviner. Tu es une fille bio, fengshui, qui adore les animaux et la nature, n'est-ce pas ?

Il m'était impossible de déterminer s'il se moquait de moi ou si la question était sincère.

- Qu'est-ce qui te fais dire ça ?

- Tu dégages quelque chose de sain. Mais je me trompe peut-être ?

- Il ne manque à ta description presque parfaite que mon régime végétarien.

- Ah ! s'exclama-t-il, j'espère que tu n'as rien contre les carnivores.

Il avala une gorgée de bière.

- Tu m'expliquais l'autre soir qu'à Genève, l'intégration passe par l'uniformisation. Tu as mis combien de temps à t'intégrer ? J'ai fait mes devoirs, ajouta-t-il en guise d'explication. Ta page Facebook indique que tu es originaire de Barcelone.

- Je n'ai jamais vécu en Espagne. Mon père est diplomate.

- Ah ! Tu fais partie des gosses de riches qui parcourent le monde au gré des affectations de leurs papas et qui fréquentent l'école Int'. L'intégration est facile à Genève lorsqu'on mène la vie romantique d'une riche expat.

A nouveau, je choisissais de taire le fait qu'il m'avait fallu une décennie pour être plus ou moins intégrée à Genève.

- Tu as toujours su que tu voulais être comédien ? dis-je, pour changer de sujet.

- Je n'ai pas eu le choix. Quand j'étais petit, je détestais l'école. J'y allais en traînant des pieds. En plus, j'étais la risée de mes camarades car je bégayais. Ma mère était très inquiète et pensait que j'allais finir éboueur. Elle avait tort de s'affoler. Il ne faut pas désespérer des cancres. Avec un peu de patience, on peut en faire des acteurs.

Il prit une longue inspiration.

- C'est mon côté insoumis qui m'a valu cette étiquette de cancre. J'ai toujours été à part. Tu sais, c'est comme les poules. Il y a les poules meneuses et celles qui suivent en silence. Je suis une poule  à part, je ne dirige pas et je ne suis personne. Mais je râle et picore à côté. Je déteste travailler. Je suis fait pour vivre une vie de loisirs. Je n'ai jamais compris l'expression « le travail, c'est la santé ». On devrait la remplacer par « le loisir, c'est la santé ». Sais-tu qu'étymologiquement, le mot travail vient du latin tripalium, un instrument à trois pieux qui servait à immobiliser et à torturer les gens ?

- Ce mot désigne encore l'état d'une personne qui souffre. L'accouchement est appelé « le travail » en obstétrique.

- J'ai tourné un film qui parle de ce sujet, Petits arrangements avec la vie, ça te dis quelque chose ?

Je n'en avais jamais entendu parler.

- Comment as-tu pu passer à côté de ce film, s'indigna le comédien. C'était un véritable succès au box office durant les années '90.

- J'ai grandi sans télévision et sans cinéma. Ma famille a déménagé en Corée du Nord vers la fin des années '90.

- A quoi passais-tu ton temps, petite ?

- Je me suis tournée vers la lecture. C'est devenu une véritable passion. Il m'est arrivé de lire en marchant, en m'habillant, dans mon lit jusqu'à l'aube ou encore dans mon bain jusqu'à ce que l'eau devienne froide et que mes doigts ressemblent à ceux d'une centenaire. Enfant, je pouvais vivre enfermée des week-ends entiers dans ma chambre avec un panier de victuailles pour me consacrer à ma passion. L'espace de quelques jours, je me plongeais dans la vie d'une châtelaine en 1483, ou dans celle d'une jeune fille de la campagne anglaise qui tente de gravir l'échelle sociale ou encore dans celle d'un chevalier de la Table Ronde à la recherche du Graal. Au fur et à mesure que j'avançais dans la narration, mon cœur s'emballait jusqu'à ne faire plus qu'un avec celui de mon personnage principal. Ces moments délicieux de lecture où mes muscles étaient endoloris à force de tenir le livre dans la même position et où mes yeux piquaient de fatigue figurent parmi mes plus beaux souvenirs d'enfance. Je remercie mes parents pour l'absence de télévision pendant mon enfance.

Léo m'écoutait attentivement, captivé par mon récit, ce qui m'encouragea à poursuivre.

- Mais cette bibliophilie a eu un prix. A l'âge de 10 ans, mon opticien m'a prescrit ma première paire de lunettes de vue. J'étais dévastée par ce que je considérais comme de véritables béquilles qui défiguraient mon visage, ce d'autant plus que dans la Corée communiste, impossible de trouver un accessoire à la mode. Je devais donc m'afficher avec des lunettes de soudeur. Mais derrière mes gros verres, mon père ne m'a jamais trouvé aussi jolie et je me rappelle l'avoir entendu dire, d'un air satisfait et fier : « c'est le prix de l'érudition ». Encouragée par ces paroles, je n'ai jamais cessé de dévorer des livres. Aujourd'hui encore, la lecture est une nécessité. Elle est ma porte ouverte sur le monde, mon moyen de m'évader, de voyager et de vivre plusieurs vies. Mais les livres n'ont pas été qu'une source d'évasion pour moi. Ils m'ont également permis de m'instruire sur moi-même et sur le monde. Chaque lecture me construit, me nourrit, m'enrichit et m'élève. Les livres sont aussi mon refuge et mon réconfort pendant mes heures de tristesse et de solitude. Comme Montesquieu, je n'ai jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé.

- Je vais te faire une confidence, murmura Léo dans un chuchotement à peine audible. La beauté m'effraie. Sans doute parce que, comme beaucoup de monde, j'assimile le beau au bien. Je prête aux personnes belles toutes sortes de qualités. Tiens, pour prendre ton exemple, tu m'apparais comme une enfant enchanteresse, un régal d'intello, une promesse. 

Il reprit après quelques secondes de réflexion :

- Mais tu es sans doute une belle escroquerie. Quand deux personnes s'entendent, c'est de toutes façons parce qu'il y a un malentendu quelque part.

Le comédien recommanda une bière.

- J'aimerais bien te revoir.

Je sortis un bloc note de mon sac et gribouillait à la hâte mon numéro de portable. Léo prit la feuille de papier et la renifla.

- Ça sent le compost.

- C'est du papier recyclé.

- Une authentique gosse de riche, végétarienne et altermondialiste. C'est mon jour de chance ! dit-il, dans un rire léger.

Lorsque je quittais Martel, il était 19 heures. Cinq heures en compagnie de Léo m'avaient semblé une minute. 


Jeune EveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant