Une orgie de livres

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Deux jours plus tard, je retrouvais Léo en ville. Nous avions rendez-vous à la place du Bourg-de-Four. Il m'attendait adossé contre l'immense fontaine, vêtu de son éternel pull à capuche.

- T'es à l'heure, constata-t-il, étonné. Sais-tu qu'avant l'arrivée de ce cher Calvin, la place du Bourg-de-Four était un ancien forum romain ?

Léo savait à quel point j'adorais ces petits cours d'histoire improvisés et il ne manquait pas de m'en donner régulièrement lorsque nous sillonnions les rues de Genève.

- Tu te serais épanouie au 16ème siècle, reprit-il d'un ton très professoral. En ces temps obscurs, la cité du bout du lac n'avait pas le goût de la fête. Les Ordonnances ecclésiastiques interdisaient la danse, l'alcool, et les jeux de hasard. Genève macérait dans le protestantisme et le provincialisme, cossue et replète. Une ambiance faite pour toi.

Il me décocha un clin d'œil.

- À la fin de sa vie, continua-t-il, Calvin recommandait même à ses successeurs de se méfier de l'innovation. Selon lui, tous les changements étaient dangereux et nuisibles. On comprend mieux pourquoi rien ne bouge dans cette satanée ville. Mais assez parlé de Calvin. Cet après-midi, je t'emmène dans un temple du livre. Il n'est connu que d'un petit cercle d'initiés. Si à la fin de la journée je n'ai pas réussi à ravir ton cœur, je rends les armes.

- Attention, j'ai une souricière à la place du cœur, murmurais-je, tout en sachant qu'il y avait peu de chances pour qu'il m'entende.

La librairie était cachée dans l'arrière cour d'un immeuble du quartier des Grottes. Le comédien me prit par la main et m'entraîna dans les méandres des rayons. Après quelques recherches, il s'arrêta devant Les Amants du N'importe quoi de Florian Zeller.

- Voilà une lecture pour toi, dit-il en s'emparant du roman.

Il feuilleta le livre puis s'arrêta et lu à voix haute un passage :

« Le début d'une histoire à deux est le moment le plus pesant, le plus décisif car tout se joue définitivement : les rôles réciproques se dessinent, les rapports de force s'établissent, une sorte de contrat implicite est signé entre les amants et toute remise en cause ultérieure de ce contrat est impossible ».

- Avec toi, j'ai compris dès la première seconde que si je ne m'imposais pas, il n'allait plus rester grand-chose de mes cojones, Castrata.

- Si tu vas m'affubler d'un surnom, je préfère encore celui d'Amour Vegan sans chair..

- La jalousie ! s'exclama-t-il d'une voix suffisamment forte pour noyer la suite de ma phrase. Sais-tu que l'intensité de l'amour peut faire basculer certains hommes dans la jalousie et la paranoïa ? Voici un pauvre cornecul dont la jalousie maladive a causé sa perte, dit-il en s'emparant du roman de Jean Teulé Le Montespan. Contrairement à ses contemporains, Louis-Henri de Pardaillan, marquis de Montespan, n'avait aucune envie que sa femme partage la couche du Roi-Soleil. Il se fichait des privilèges que lui accorderait Louis XIV pour le remercier d'endosser le rôle de cocu complaisant. Lorsqu'il apprit que sa femme était devenue l'amante du roi, il orna son carrosse de cornes gigantesques afin de signifier son mécontentement. Ce qui lui valut d'être exilé.

- La jalousie n'est pas forcément synonyme d'amour authentique.

J'entrainais le comédien vers la section Littérature du 19ème siècle.

- Charles Swann s'éprend d'Odette de Crécy, une cocotte qui n'est pas du tout dans son monde et qui ne lui plaît ni physiquement, ni intellectuellement, dis-je en saisissant Un amour de Swann. Mais tout change le jour où, passant sous sa fenêtre, il croit apercevoir l'ombre d'un autre homme. Dès cet instant, cette femme devient une véritable obsession.

Léo me considéra un instant avec une surprise non dissimulée.

- J'ai toujours su que la beauté provoque une émotion très forte, dit-il en m'entrainant vers un nouveau rayon. Mais comme toutes les émotions, elle s'émousse avec le temps. L'émerveillement du premier jour se dissipe comme une brume au soleil. Si le charme ne soutient pas la beauté, elle n'agit plus. On n'est pas responsable de sa beauté. C'est un don que l'on reçoit ou que l'on ne reçoit pas.

Le comédien resta quelques secondes silencieux et pensif avant d'ajouter:

- En revanche, on est responsable de son charme, car il se cultive, se développe, s'épanouit. Toi par exemple, tu as gagné le concours de beauté intérieure.

Je souri. C'était le plus beau compliment qu'on m'ait jamais fait. Léo parcouru les livres du regard et s'arrêta devant Le Gai Savoir de Nietzche. Il tourna les pages et lu à voix haute : « Ou bien on ne rêve pas du tout, ou bien on rêve d'une façon intéressante. Il faut apprendre à être éveillé de même : pas du tout, ou d'une façon intéressante ».

L'odeur enivrante des vieux livres fonctionnait comme un aphrodisiaque. L'espace d'une seconde, j'imaginai à quoi ressemblerait mon quotidien si je cédais à cet homme passionné et excentrique. Mes yeux durent certainement trahir mes pensées car il plongea son regard incandescent dans le mien et, d'un air mal assuré, approcha son visage du mien.

Alors que nos lèvres étaient sur le point de s'effleurer, je ne pensais plus qu'à une chose : dans quelques secondes, j'allais échanger des molécules, des protéines, des enzymes, et des phéromones par milliers avec cet homme. La zone dans laquelle s'aiguisait mon sens critique s'éteindrait sous l'effet de ce cocktail chimique. Mon odorat se fichait de savoir si Léo me rendrait heureuse. Était-ce bien raisonnable d'entrer dans le monde de l'ocytocine, l'hormone du lien, avec ce comédien sous acide ? Tout en songeant à cela, je fermais les yeux et laissait Léo m'embrasser.

- Ah....la femme, dit-il en reculant doucement pour mieux me voir. Ce merveilleux prédateur déguisé en gibier. Regarde-moi, Eva. Je tremble comme un collégien.

En réalité, c'était moi qui tremblais. Aucun doute, cet homme savait me faire vibrer. 


Jeune EveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant