Le dernier mot - Tome 1

Chapitre 25

Emilia

     Je ne sais pas ce qui se passe. J'entends juste la fourchette que je tenais dans ma main il y a à peine une seconde tomber par terre. Tout tourne autour de moi. Mes joues sont déjà inondées de larmes. Aucun son ne sort de ma bouche. Je crois que je reste longtemps assise ici, je ne sais pas en fait. Après un certain temps que je ne saurais pas définir, je crois entendre la télé derrière moi et mes parents aussi autour de moi. Des pleurs, oui, ce sont des pleurs. Et leurs voix qui répètent sans cesse "je te l'avais dit, je te l'avais dit".

     Je me réveille et je suis dans mon lit.

     Au début, mes pensées ne sont pas très claires, puis les événements de la veille me reviennent, je veux croire que ce sont des cauchemars, ce ne peut pas être la réalité. Mais quand je me rends compte de mon état, je comprends que ça l'est, et je pleure à nouveau. Je ne pensais pas que je le pouvais encore. Je ramène mes jambes au niveau de ma poitrine et les entoure de mes bras, me balançant d'avant en arrière pour m'apaiser. Après plusieurs minutes, j'entends mon téléphone sonner. Je n'ai aucune motivation, aucune envie de parler. Mais il continue. Sans arrêt. Je ne veux pas me confronter à la réalité.

     Je me tourne finalement, agacée par la sonnerie entêtante et regarde ce qu'il se passe. De nombreux appels manqués s'affichent sur l'écran. Il y en a au moins quarante de Roméo, et c'est la même chose de la part de Lison. Mais je n'ai pas envie de parler. A personne. J'ai envie d'être seule. Je finis par éteindre complètement mon téléphone. Au moins je ne serai plus dérangée.

    Roméo

     Ce soir je n'avais pas envie de cuisiner donc je me suis commandé des sushis. Je suis assis sur mon canapé. J'ai mis les infos. C'est un peu un truc de vieux comme le dit souvent papa mais j'aime bien voir les actualités. On ne sait jamais. Alors que c'est encore la pub, je réfléchis à ce que j'ai dit à Emilia tout à l'heure. Je ne voulais pas m'étendre autant sur le sujet mais c'est sorti tout seul. J'avais vraiment besoin de vider mon sac.

     Je prends un sushi, le trempe dans la sauce soja et le croque. J'aime tellement ça. Le générique du journal commence puis la tête de la présentatrice apparaît. Dès que je vois son visage, je comprends que quelque chose cloche. Et que ce ne sera pas une chose joyeuse, j'en suis certain.

     - Mesdames, messieurs, bonsoir. Je commence ce journal par une triste nouvelle qui vient tout juste d'arriver. Aujourd'hui, ce sont les trois militaires Nathan Parjot, Nathalie Liton et Timothée Thomas qui nous ont quittés lors d'une...

     Je n'écoute pas la suite. Timothée Thomas. Le frère d'Emilia. Elle... non. Ce n'est pas possible. Sa photo est affichée en grand sur ma télé. C'est vraiment arrivé. La chose qu'elle redoutait le plus. Je cours chercher mon téléphone. Je ne peux pas la laisser seule pendant cette épreuve. Je compose son numéro mais elle ne décroche pas. Je le fais des dizaines de fois mais ça finit toujours par la même chose : elle ne répond pas. Je finis par lui laisser un message.

     Pendant la nuit, je retente de l'appeler, sans succès. Dès le lendemain matin, à l'aube, je réessaie. Je sais qu'elle se lève tôt pour le lycée, elle devrait me répondre. Mais elle ne le fait pas. Quel con, bien sûr qu'elle ne va pas aller au lycée. Je me demande si j'ai un cerveau des fois. Je suis désemparé. J'aimerais pouvoir aller la voir maintenant. La prendre dans mes bras, la réconforter comme je le peux. A ma façon. Mais je ne sais pas si j'ai le droit. Et ce qu'elle veut me voir ? Je préfère avoir son autorisation, je ne veux pas m'imposer. Mais d'un autre côté, c'est ma copine, c'est mon rôle d'être là pour elle dans ce genre de situation. Dans les hauts et dans les bas.

     Il y a trop de choses dans ma tête. Trop de questions sans réponses.

     Je décide d'appeler Lison. C'est peut-être mieux de son côté. Elle décroche à la première sonnerie.

- Oh, Roméo merci.

     - Salut, je... Tu as eu Emilia ou pas ?

     - Non il n'y a pas moyen. Ça a beau sonner elle ne répond pas. Et j'ai pas envie d'aller chez elle. Ça ne doit pas être tout rose. Je n'ai pas envie de m'imposer.

     - Je te comprends, j'ai pensé la même chose.

     Il y a un long silence. Je le coupe en lui demandant d'une voix chevrotante:

     - Tu sais quand est... l'enterrement ?

     - Non. J'en ai aucune idée. Mais je suppose que c'est dans deux ou trois jours, comme toujours.

     - Ok. Et, est-ce que tu penses...

     Je n'ai pas le temps de finir ma phrase qu'elle me coupe:

     - Je ne peux pas parler à sa place mais oui, je pense que ça lui ferait du bien de te voir.

     - Ok, merci Lison. Je prends le premier train.

     On reste encore quelques minutes au téléphone puis je commence à faire mon sac à la va-vite. Je n'ai pas encore le permis, ce qui m'oblige à prendre le train. Je me connecte au site sur mon ordinateur et regarde le premier disponible. Il est ce soir. Je ne réfléchis pas et prends directement mon billet.

***

     Le jour de l'enterrement est arrivé. Je n'ai pas réussi à prendre contact avec Emilia. Je crois que son téléphone est totalement éteint puisqu'à chaque fois que je l'appelle, je tombe directement sur sa messagerie. Je suis rentré chez moi hier. J'ai pu retrouver mon père, mon frère et ma sœur. Ils m'avaient tellement manqué... Au début, mon père a été surpris. Je n'avais même pas pris le temps de le prévenir. A vrai dire, dans la précipitation je n'y ai pas pensé.

     Je lui ai tout expliqué. Il a été choqué. Il ne savait pas que son frère était militaire.

     Durant toute la journée d'hier, je suis resté allongé dans mon lit. J'ai regardé des films et j'ai aussi beaucoup essayé de l'appeler. Je n'avais même pas de motivation pour la guitare.

     Je suis en train de me préparer. Mon père m'a prêté un de ses smokings. Le seul qu'il ait en fait. Ça me ramène à de mauvais souvenirs. Depuis le temps j'ai oublié comment on fait le nœud des cravates et je suis en train de me mettre en colère devant le miroir.

     - Putain !

     - Pas de gros mots, me réprimande mon père.

     - Désolé.

     Il me fait un petit signe de la tête pour me dire que ce n'est pas grave pour cette fois et s'approche de moi.

     - Fais voir ça.

     Je lui tends la cravate et il la passe autour de mon cou. Après un enchaînement de mouvements que je ne comprends toujours pas, il me demande :

     - C'est difficile pas vrai ?

     - Je...

     Je n'arrive pas à finir ma phrase. Je le prends dans mes bras. Je ne m'attendais pas à vivre ça maintenant. Retourner à un enterrement. Être triste. Bref, tout ce qui suit la perte d'une personne qu'on aime. Même si je ne connaissais pas beaucoup Timothée, on s'est vus plusieurs fois et je l'appréciais. Mais dans tout ça, je crois que je suis surtout triste pour Emilia.

     Quand je suis prêt, je prends le chemin de l'église pour le début de la cérémonie. Mon père m'a proposé de m'emmener, mais j'ai préféré marcher. Ça va me détendre un peu.