Le ticket gagnant

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« Mais bois! Si tu ne le fais pas pour toi, fais le pour l'avenir de la nation! Tu as toujours été l'employée modèle, donnant ton temps sans compter pour la performance de l'entreprise, obéissant sans contestation aux demandes de tes supérieurs, s'il te plaît, ne me déçois pas !»

Si elle avait su où cet ordre l'amènerait, aurait elle obéi?

Loyale et dévouée, Yuki avait voulu répondre à l'injonction de son patron. Elle le ressentait; convaincre et inciter ses employés lui rapportait une marge inespérée par ces temps post Covid marqués par le ralentissement dramatique de l'économie nationale. Surtout pour un établissement d'investissement de la renommée d'Huzomi Bank!

"Délassement et joie au programme pour passer votre meilleure soirée entre amis !"

Cette accroche tapageuse qui défilait sur tous les écrans publicitaires de la ville avait inauguré la grande campagne d'alcoolisation que l'Etat avait entrepris il y a quelques semaines, pour disait- on, soutenir l'industrie.

Elevée au sein d'une famille exemplaire, Yuki n'avait jamais été tentée par les promesses de ce produit psychotrope. Pour en arriver à de telles injonctions, il fallait croire que cette promotion trop incitative pour être honnête n'avait pas suffi à convaincre la jeunesse du pays. L'Etat avait alors utilisé les réseaux d'entreprise propices à toucher les publics jeunes, le travail jouant un rôle majeur dans l'épanouissement des nouvelles générations . Le pays en était fier et avait d'ailleurs fait du travail un véritable étendard  érigé au dessus de toutes les valeurs mais, pouvait on le dire, au prix des corps, des émotions et puis, de la libido même de sa jeunesse.

Dans l'histoire de sa nation, les états d'âme n'avaient jamais eu leur place. Seuls l'efficacité à résoudre les problèmes, l'acharnement à augmenter le rendement, l'obsession à s'installer en haut du podium des meilleurs employés du mois quoiqu'il en coûte, ou encore à engranger le plus gros des salaires, comptaient comme les fruits de la réussite, synonymes de puissance et d'extrême reconnaissance aux yeux des citoyens. Tous en avaient oublié au gré des années ce qu'était le divertissement, qu'il ait pu résider dans les loisirs ou les plaisirs tabous de la sexualité. L'équilibre de la nation était aujourd'hui menacé, la population déclinante était coupée d'elle même comme une armée de zombies, morts vivants pour la prospérité de la nation. Alors, face au déclin de la natalité, tous les moyens étaient bons pour débaucher la jeunesse, la rappeler au premier devoir de l'espèce humaine envers une société nourricière qui s'était toujours voulue puissante et expansive : la procréation.

Mais de là à lui intimer l'ordre de boire dans l'intérêt national, elle ne comprenait toujours  pas.

Devant l'air dubitatif de sa subalterne, le boss insista: «  Fais moi confiance Yuki, allé! »

Son patron attendait une réaction, ses prunelles ardentes plantées dans les siennes. Ses mains posées à plat sur le bureau se rétractèrent en poings autoritaires. Il devait en avoir plus que sa dose, elle était la 34ème employée à subir ce passage obligée depuis le début de la semaine. Yuki ressentait son impatience et redoutait de le contrarier, ce qui ne manquerait pas de lui coûter sa place comme ce fut le cas de Mayumi, deux jours auparavant. La pauvre avait connu une véritable déchéance après avoir résisté aux tentatives d'intimidation du boss. On lui avait rapporté que, non content de sa désobéissance, le patron avait entrepris de lui enfoncer un entonnoir dans la gorge pour y déverser le contenu d'une pinte de bière. Elle avait fini par vomir sur la moquette à bouclette du bureau. Oui! Rendez vous compte, le sol de ce sanctuaire du pouvoir, ce lieu ô combien solennel et estimé, souillé par le contenu d'un estomac appartenant à une insignifiante employée! Ses vomissements avaient sonné le glas de sa carrière. Un simple regard dégoûté du patron avait eu raison de sa crédibilité professionnelle, honteuse, elle n'avait pas demandé son reste. Carton sous le bras, elle avait quitté l'entreprise les yeux rougis, le déshonneur pesant sur ses frêles épaules.

Yuki, préférant éviter cette humiliation, finit par obtempérer. « Patron, je suis fidèle à mon engagement et je ne reculerai devant aucun sacrifice pour le bien de l'entreprise et du peuple. »

Sans attendre le moindre signe de contentement de la part de son supérieur, elle entama timidement la bouteille. Écartant ses lèvres à l'entrée du goulot, le liquide mousseux et amère vint envahir sa bouche.

Sous l'effet des picotements occasionnés par le pétillement de la boisson, elle grimaça, un filet de liquide ambré fuyait le long de son menton.

Son patron la toisait avec sévérité.

Elle réitéra le geste et prolongea la déglutition. Cette fois, elle ressentit une légère torpeur comme un engourdissement délicieux, se répandre en elle, ce qui l'incita à avaler le reste de la bière sans rechigner.

Son patron, satisfait, scanna le fond de la bouteille qui avait changé de couleur sous l'effet de la vidange.

500 coins gagnés.

Alléluia.

Puis, il libéra Yuki avant de passer au suivant.

La semaine d'après, la veille de son jour de repos, elle se rendit avec une étonnante hâte au même rendez vous fixé dans le cadre de la campagne interne d'alcoolisation. Appréciant son enthousiasme à engloutir la bière de la semaine, son patron lui délivra un coupon d'entrée, lui dit il, « réservé à la communauté des amateurs d'alcools exotiques ».

100 coins engrangés, quel exemple de docilité et d'abnégation, se réjouissait il dans son for intérieur.

L'alcool propagé agréablement dans les veines, Yuki rangea le coupon avec soin au fond de son sac.

Elle était intriguée: il existait donc différentes sortes d'alcool capables de provoquer cet état de bien être et peut être même, espérait elle, le prolonger... et un endroit permettait de découvrir ses breuvages en toute liberté, loin du patron et des tableaux de bord de la direction! Un début d'excitation gagna les pulsations de son cœur. Elle, qui vivait dans l'angoisse des journées chômées et vides de sens, avait enfin trouvé un intérêt au repos...

Pour l'avenir de la nationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant