Le crépuscule avait étendu son voile cotonneux sur les objets et les êtres, sur les paysages et les sensations qui habituellement émouvaient Yuki si facilement. Le deuil avait cette faculté à vous extraire du temps, vous emmener dans une dimension flottante juste là, au dessus de la réalité, de telle sorte que souffrant d'une perte irrémédiable, il était encore possible de vivre et respirer en endurant l'insupportable cruauté de la séparation définitive. Yuki n'avait jamais été confrontée à la fin de l'existence d'un être cher. Or, malgré l'antipathie que Sobo avait érigée comme la bannière victorieuse qu'elle aurait voulu plantée dans son combat contre la mort, Yuki avait fini par s'attacher profondément à elle comme à sa propre aïeule, en compensation d'une famille qui l'avait si aisément rejetée.
Sept jours après que Sobo se fut endormie pour la dernière fois, la cérémonie des adieux apporta un maigre réconfort à Yuki et aux occupants du Logis qui assistèrent à la crémation. La veillée funèbre avait été organisée dans un temple construit en retrait du château. Dignement apprêtée, Sobo y reposait dans un modeste cercueil, illuminée de bougies et entourée de fleurs fraîchement cueillies par les jardiniers du Logis. L'encens qui se consumait sans interruption saturait l'air de ses parfums capiteux pour rendre honneur à la mémoire de la défunte. Lugubres, des chants à la mélodie sombre s'élevaient quand d'autres mourraient sur les lèvres des proches endeuillés. Débordante, la salle funéraire n'avait pas suffi à contenir la grande famille que formait le Cercle. En qualité de dernière novice de Sobo, Yuki avait eu le privilège funeste de se tenir à proximité du corps.
Elle était toute à sa douleur, le visage baigné de l'armes, les mains noués sur son coeur. Soudain, un gong résonna, inondant la salle d'une vibration comme un écho troublant rappelant que les vivants se trouvait à la frontière tremblante et mince qui les séparaient du monde des morts, pour quelques temps encore.
Enfin, la veillée était arrivée à son terme.
Après que Hitsu eut récité un sutra, deux jeunes hommes vêtus de tuniques blanches refermèrent le cercueil puis l'amenèrent aux portes de la chambre crématoire. Le Berger invita Sid et Yuki à s'approcher. Se joignant aux deux hommes, ensemble, ils firent glisser le lourd cercueil dans l'étroit corridor qui menait à son ultime destination, où il serait bientôt réduit en cendres.
Un silence de trois minutes plongea l'assistance dans la médiation des souvenirs.
Puis, Hitsu s'adressa à tous en ces termes solennels: « A présent, mes chers frères et soeurs, notre deuil peut commencer ». Il se tourna ensuite vers Yuki: « Moe. Durant 49 jours, il te revient de prier pour accompagner l'âme de Sobo vers sa nouvelle vie. Tu prieras jusqu'à ce que ce temps soit écoulé. Alors, nous planterons l'arbre de la renaissance, et ton noviciat prendra fin. »
Il aurait été plutôt logique que Yuki, impatiente, s'offusque de cette nouvelle contrainte. Mais ce ne fut pas le cas. Nourrie par ses sœurs novices, elle accepta de revêtir la tunique noire de la prière et d'être enfermée durant 49 jours dans ce temple isolé pour veiller sur l'urne de Sobo afin de l'aider, selon les croyances populaires, à trouver le chemin de sa nouvelle incarnation ici bas.
Le jour, bien qu'elle n'ait jamais été pratiquante d'une quelconque religion, elle observait sans se décourager le rythme des prières avec un zèle obsessionnel par loyauté pour Sobo, en respect envers l'œuvre qu'elle avait accomplie avec tant de mérite malgré l'humiliation et le rejet. La nuit, elle la passait dans une petite pièce aménagée, non loin de l'autel où reposait l'urne, à dormir d'un sommeil profond, de celui qui récompense le devoir bien mené.
Enfin, le 49ème jour arriva. Les portes monumentales du temple s'ouvrir sur une lumière estivale. Hitsu se tenait sur le seuil et plissant les yeux, Yuki pouvait admirer derrière sa silhouette auréolée de soleil, l'éclatante couleur des bourgeons qui, fortifiés de la sève des branches ancestrales des pommiers japonais, étaient devenus fleurs.
Près du temple, un cercle s'était rassemblé autour d'un trou profond d'environ un mètre. Moe, affaiblie par ses journées statiques, portant l'urne comme on porte un enfant, la déposa avec tendresse dans son berceau de terre. Lui succédèrent les novices qui, tour à tour, jetèrent une pelletée de cette même terre sur la petite boîte, bientôt ensevelie. Enfin, Hitsu planta près d'elle un jeune érable, symbole de la force que Sobo avait revendiquée tout au long de son engagement à servir le Cercle.
Le deuil rompu, un nouveau chapitre allait s'écrire pour la jeune et persévérante Moe. Depuis son arrivée au sein du Logis, elle avait appris à accepter le déshonneur. Puis oubliant ses propres blessures, la prière effrénée lui avait montré que prendre soin de l'autre, en acte ou en parole, c'est prendre soin de soi. Aimer l'autre quelqu'il soit, jeune ou vieux, bon ou mauvais, pauvre ou riche, pour se remplir de l'amour qu'il vous offre en retour. Recueillir son histoire de manière inconditionnelle, sans l'ombre d'un jugement mais avec compassion et humilité face aux épreuves qui ont façonné le visage d'un être qui, comme chacun sur cette planète, a soif d'amour. Et le trouver beau. Elle avait acquis la certitude, c'était ça l'essence même d'une famille et ce qui fondait la raison d'être de chacun. Parmi les centaines de prières élevées, Yuki avait été bénie de nouveau départ qui lui était donné: c'est ici qu'elle planterait ses racines, dans les fondations du Cercle, avec ses frères et soeurs, parés pour faire advenir un monde alternatif, un monde rempli d'amour et de bienveillance, du moins le croyait-elle comme jamais elle n'avait cru auparavant.
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Pour l'avenir de la nation
General FictionEntre plaisir et soumission, dans un monde où l'individu doit s'oublier dans l'intérêt collectif, l'alcool peut être mis à contribution de l'effort national pour garantir la prospérité de l'Etat et de son économie. La démographie du pays est en chu...