Le flambeau

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Yuki ne compta jamais les fois où la mauvaise humeur de Sobo avait sérieusement écorché son courage et sa détermination à évoluer du statut de novice à celui d'initiée. Le chiffre aurait pu donner le vertige à quiconque se serait essayé à l'addition des assiettes renversées par rage, des vêtements maculés des aliments régurgités par provocation, des grimaces insultantes et autres noms d'oiseau dont Sobo affublait Yuki quand elle se risquait à lui faire la lecture, ou lorsqu'elle avait l'audace de lui proposer une promenade en fauteuil roulant. 

Parfois, elle enviait la relation harmonieuse que les autres novices entretenaient avec leurs aînés. Bien souvent, Yuki songeait en son for intérieur qu'à en juger par l'énergie que Sobo investissait dans la malveillance à son égard, la grand mère n'était pas prête de passer l'arme à gauche.

Les semaines s'écoulèrent ainsi, au rythme des rapports de force et des soupirs d'exaspération sans que l'une ne prononce la moindre gentillesse envers l'autre. Un jour où Yuki l'aidait à changer sa couche, dans un corps à corps maladroit, Sobo se répandit même en insultes:

« Bougre d'abrutie de bourgeon qui n'éclora jamais ! Tu me fais affreusement mal, saleté! Hors de ma vue, incapable! »

Yuki n'y tint plus et, laissant éclater sa colère :

« Ça suffit maintenant! Pour qui vous prenez vous à la fin? Il serait peut être temps d'admettre que vous êtes une vieille bique insupportable et que vous n'avez pas d'autres choix que d'accepter l'aide que j'ai la bonté de vous apporter. Ecoutez moi bien: si vous continuez ainsi, je vous attache aux barreaux de votre lit et je vous contrains à vous soulager dans un pot de chambre. Je vous mènerai la pire existence que vous ayez connue depuis votre arrivée au Logis. Ce ne sera que justice pour toutes celles que vous avez du maltraiter avant moi. Et ce n'est pas une menace, croyez moi, c'est une promesse que je vous fais. Compris?"

Sous le choc, Sobo faillit en perdre son dentier. 

Enfin! une gamine qui avait des tripes. 

Elle était émue, après toutes ces années de tyrannie à réclamer une novice digne de ce nom, de trouver en Moe le bourgeon prêt à fleurir dans une pulsion de vie agressive, la même qu'elle avait fièrement portée en elle durant ses jeunes années au service du Cercle, cette pulsion qui l'avait amené à redresser la tête quand le système l'avait broyée dans ses plus belles années.

Après cette démonstration d'autorité scatologique, tout changea. Gagnée par le respect envers Moe, Sobo se prit au jeu des confidences. Lors de longues veillées, elle contait à Moe, très attentive, la guerrière qu'elle avait été. 

Avant le Cercle, et bien avant la naissance de Yuki, sa vie entière s'était érigée sur sa carrière de journaliste pour le compte de la chaîne de propagande du pays. Elle avait couvert des centaines de grands événements patriotiques et au plus haut de son ascension, avait donné la réplique aux plus éminents hommes qui avaient guidé la nation. Mais un jour d'été, brutalement, sa trajectoire fût brisée. Le responsable du programme qui l'avait invitée à diriger un entretien avec le premier Ministre avait profité d'un diner de travail pour la droguer et abuser d'elle à sa guise, dans sa chambre d'hôtel. Elle avait dénoncé le viol dont elle avait été victime auprès de la direction de la chaine mais son bourreau, proche du pouvoir, n'avait jamais été inquiété quand elle, en revanche, fut remerciée sans aucune cérémonie. Elle avait connu la déchéance que Yuki venait d'éprouver. Pour elle qui avait été une intellectuelle reconnue, la chute fut encore plus rude. Rejetée par tous les milieux mondains et intellectuels, reniée par ses proches, un jeune anar infiltré lui avait tendu la main. Lui aussi travaillait pour la chaîne de propagande. Il était à l'époque un simple secrétaire de rédaction mais rayonnait d'un charisme tranquille et discret qui lui avait donné envie de se confier totalement à ses soins. Il s'appelait Hitsu. Il avait un projet fou, celui de pénétrer les fondations du système pour mieux le révolutionner.

Au départ, le Cercle ne comptait qu'une dizaine de membres. Ensemble, ils avaient étendu le réseau au sein même de l'Etat et au delà de ses frontières. Ils avaient progressivement touché chaque couche de la société, amenant des éboueurs, des balayeurs, des infirmiers, des assistants, des travailleurs et travailleuses du sexes, des artistes, des médecins, des avocats, des retraités et même des militaires à venir grossir les rangs d'une organisation où ils seraient inconditionnellement acceptés et pris en charge. 

« Tu n'as pas idée Moe, cette période de ma vie était si épanouissante, remplie d'adrénaline, de duels de convictions mais aussi de rencontres enchanteresses. C'était moi la diplomate du Cercle, mon existence avait trouvé un sens et je mettais tous mes talents et mes compétences au service de la cause. L'art de la propagande, je l'ai manié pour faire connaître le Cercle et pour que tout soit prêt sans que le Système n'en soit alerté. Quelque part, c'est grâce à moi si notre mouvement a pu connaître une telle expansion et engranger tant de moyens.

- Ne t'arrête pas Sobo, raconte moi d'autres anecdotes ».

Indignée par l'agression et par le traitement que Sobo avait subis, Yuki aurait voulu en connaître davantage sur le Cercle dont la doctrine et le fonctionnement lui semblaient toujours opaques. Comment Sobo avait elle trouvé la force de reprendre sa vie en main? En quoi le Cercle avait pu autant l'inspirer? d'où tirait elle cette rage en elle qui la poussait à se battre contre la mort elle même? ou encore, que voulait dire Sobo quand elle évoquait l'influence secrète du Cercle? Mais toutes ces interrogations mourraient dans sa gorge.

Dès qu'elle osait un mot, Sobo la toisait avec sévérité et lui intimait le silence:

« Une bonne novice doit écouter avec l'humilité de l'ignorante. » Sobo s'était tu. Puis, reprenant son souffle laborieusement, elle ajouta gravement: « Tu dois reprendre le flambeau, petit bourgeon. Pour toi, le temps est venu d'agir. Ne me demande pas de t'expliquer ce que ces mots veulent dire. Tu verras, le jeune Sid t'aidera à trouver ta place. Il est tellement bienveillant envers toi. Maintenant, laisse moi Moe, je suis fatiguée ».

Un silence épais et définitif s'installa, comme le soleil qui disparaît derrière la ligne d'horizon laisse place aux ténèbres. Yuki avait pris le temps d'ajuster sa couverture et de l'embrasser tendrement sur le front avant de rejoindre sa modeste chambre sous les combles. Elle n'insista pas pour rester près d'elle. Elle savait la fierté de Sobo qui ne pouvait tolérer d'être veillée, observée , scrutée dans la vulnérabilité du corps qui accompagne le sommeil. Sur le coeur de Yuki pesait l'intuition funeste que son noviciat allait toucher à sa fin dans quelques heures. 

Pour l'avenir de la nationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant