Les picotements de sa chair entaillée déchirèrent la toile de son rêve. Dans un mélange de soulagement et d'appréhension, elle émergea, le souffle court, dans le noir de sa cellule, rassurée d'échapper aux figures oniriques qui l'avaient tourmentée alors que son corps s'était lentement engourdi. Elle se rappela le visage de son père qu'elle avait déçu, déformé par la colère, celui de sa mère dont elle avait brisé le coeur. Ses larmes inondaient les joues qu'elle aurait tant aimé embrasser une dernière fois. Et le souvenir de Sobo, qui, par foi, l'avait élue afin de faire progresser le flambeau et dont les mains décharnées l'agrippaient violemment, pour l'amener à un sursaut, l'exhortant à empêcher l'horreur de se produire.
Mais voilà. Promise à une fin obscure entre des murs carcéraux, elle devait se résigner au déclin de ses ambitions. Il n'y aurait pas d'aboutissement sans vie perdue ni de nouveau monde construit à la force des bras héroïques sans incendie et destruction. Sobo lui avait enseigné l'idéal d'une société capable d'accueillir pacifiquement la différence, d'aimer chaque individu marqué de particularité qui font la richesse de la vie. C'était le but de la lutte dans laquelle elle avait fièrement décidé de s'engager. Ce combat, elle en avait acquis la certitude, chaque anar avait à coeur de le mener la tête haute et les mains propres.
Alors, comment était il possible d'accepter que leur Berger renie de telles valeurs au profit des pronostics d'une intelligence inhumaine? Impossible de croire que les initiateurs d'une telle civilisation inclusive et tolérante pouvaient, un jour funeste, vriller si aisément au point d'ériger les fondations de leur paradis sur le crime et la mort.
C'est ce qui l'avait amené, quelques heures plus tôt, à se suspendre aux câbles d'alimentation de la caméra, emportée par une rage folle et, à les arracher, de son poids accru de violence, dans un hurlement fauve. Aveuglée par la révolte, elle s'était élancée en brandissant son poing insensible, pour briser le verre de l'unique ampoule qui éclairait sa prison. Retombant lourdement sur le sol, les éclats acérés avaient pénétré ses paumes. Un tesson plus gros et aiguë que les autres s'était glissé entre ses doigts, comme un choix qui s'impose, une extrémité inattendue, une porte dérobée permettant une sortie humble et définitive.
Elle l'avait saisi, sans ressentir la lacération de ses doigts. Et, à présent, elle gisait, les phalanges de sa main droite meurtries. Par ses veines ouvertes, le liquide vitale s'échappait et emmenait avec lui les derniers instants de l'être complexe et égaré qu'elle avait été.
Étrangement, elle se sentit aspirée, élevée vers le plafond de manière irrépressible. Son corps qui semblait si léger, pivota lentement sur lui même. Quelle surprise de contempler son enveloppe corporelle, inerte et totalement abandonnée. Et tout cela sans lumière autre que le rayonnement de l'immatériel.
D'ailleurs, une sorte de point lumineux se matérialisa soudainement devant elle. D'abord grain de poussière, il grossissait rapidement, remplissait progressivement tout l'espace, enveloppant sa propre conscience.
Puis, tout devint limpide.
A l'instar d'un film muet, les images s'enchaînèrent silencieusement dans son esprit flottant : Sid penché sur elle, le cœur débordant d'amour, tentait désespérément de la ranimer / une mare de sang comme une auréole macabre imprimait le souvenir de son corps sur la terre battue / elle reposait, étendue sur un lit d'hôpital depuis des jours / les cadavres consumés et le pouvoir renversé au profit d'un avènement, celui d'Hitsu et du Cercle / Les cris des fidèles au Système qui, dans l'incompréhension, avaient été dû expirer pour que le Cercle domine / Elle, se réveillant, les jours et les nuits avaient continué leur course sourde aux injustices des hommes.
Mais maintenant, tandis qu'elle revenait à elle dans les bras reconnaissant de l'homme qui l'aimait, elle savait miraculeusement à quel endroit chercher, comment se comporter et à quel moment exact elle devrait frapper pour mettre un terme à ce cauchemar.
"Yuki, Yuki, je t'en prie. Respire avec moi."
Le soleil se levait sur un nouvel ordre. Le monde n'était plus le même quand Yuki revint à la vie.
Par la fenêtre de sa chambre, un regard perdu sur le jardin du Logis lui rappela que l'été commençait. La couleur violacée du Muguet du Japon s'épanouissait sous ses yeux dans un éclat aussi vif que dans son souvenir. Ses baies à l'arrondi parfait n'étaient faites que pour être cueillies.
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Pour l'avenir de la nation
General FictionEntre plaisir et soumission, dans un monde où l'individu doit s'oublier dans l'intérêt collectif, l'alcool peut être mis à contribution de l'effort national pour garantir la prospérité de l'Etat et de son économie. La démographie du pays est en chu...