La dissidente

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Après la cérémonie du baptême et l'annonce choc que le Berger venait de déclamer, les divisions avaient été appelées à se restaurer sobrement dans la grande cantine du Logis.

Yuki, dont l'estomac s'était subitement noué, avait avalé douloureusement sa soupe, en silence, en tentant de déchiffrer les pensées de son compagnon. Ce dernier était resté impassible et quasiment muet depuis leur sortie de la salle de la Convergence.

Comme à l'accoutumée, ils avaient décidé de faire quelques pas digestifs dans le jardin à l'anglaise, côte à côte, main dans la main. Sentant un poids de plus en plus insoutenable au creux de sa conscience, Yuki profita de leur isolement pour confesser son incompréhension absolue:

"Sid, je souhaite que tu le saches.  J'ai du mal à croire ce que j'ai entendu tout à l'heure. Nous allons vraiment envoyer les sapeurs massacrer les dirigeants du Système, comme on lâche une bande de chiens affamés sur des quartiers de viande?

- Dis comme ça, ça ne peut qu'être considéré comme criminel mais tu dois reconsidérer ta façon de voir. Un système doit s'élever contre un autre, c'est un cycle auquel le monde a toujours obéi. Ainsi va le cours de l'histoire et tu ne pourras rien y changer.

- Parce que tu penses que choisir entre le blanc ou le noir, entre la gauche ou la droite, entre bien ou le mal,  c'est la seule option possible? Et s'il y avait une troisième voie? L'IA peut elle l'envisager? Comment l'avez vous paramétrée pour que nous en arrivions à cette extrémité ?

- Haruki, crois moi, tous les scénarios ont été pensés...il n'y a pas de révolution sans que le sang coule. Rien ne pourra changer tant que les hommes à la tête du pouvoir s'y accrocheront et continueront à détourner le bien du peuple, en comptant sur la soumission et la faiblesse de nos frères et sœurs pour dominer librement. Notre nation a besoin d'un défenseur, c'est pour cette raison que l'IA a dicté les fondements du Cercle.

- Je ne peux pas prendre part à ça, Sid. Jamais vous ne m'avez informé de cet objectif. Quand Sobo m'a transmis son histoire, ce n'était pas pour servir les projets sanguinaires d'une organisation aveuglement justicière mais pour faire émerger la vérité, celle qui éclaire les esprits et qui amènent chacun à prendre se vie en main pour donner le meilleur de lui même. Il aurait juste fallu plus de temps et conserver l'espoir que nos concitoyens finissent par se lever pour qu'un autre système soit installé à la tête de l'Etat.

- C'est bien le sens de notre projet. Mais, il faut admettre que ceux qui vident dans le système actuel sont asservis par la peur, celle de perdre leur bien, leur statut, celle d'être rejeté et banni comme nous l'avons tous été. Alors, à présent, il convient de déclencher les événements qui contraindra le peuple à prendre position. Sans cela, rien ne changera pour le mieux.

Se voulant convaincant, Sid interrompit sa marche et fit face à celle qu'il aimait. A l'instant même où il avait posé les yeux sur elle, la seule cause qu'il avait voulu servir s'était résumé à la protection de cette fille paumée dont la vulnérabilité l'avait bousculée au point de violer tous les protocoles d'intégration au Cercle. Les mains de Sid vinrent se poser sur les épaules frêles de Yuki et se resserrèrent dans un geste d'exhortation.

"Haruki, tu dois me croire, ce qui a été dit ce soir doit se réaliser."

Son regard rivé au sien brillait d'un éclat désenchanté et vacillant. Aucun mot ne fut nécessaire pour amener Yuki à comprendre l'émotion qui traversait son ami de coeur. La flamme qui irradiait si fébrilement les prunelles de Sid, la force qui avait crispé ses mains à l'instant, ce n'était pas la colère de la savoir indignée mais l'inquiétude du sort qui lui serait réservé si elle ne taisait pas sa dissidence.

Toute parole de protestation s'évanouirent dans la gorge de Yuki, désarmée par la gravité de leur tête à tête digestif. 

"A présent, allons nous coucher, la journée de demain sera longue et pénible."

Dans un silence funeste, le jeune couple avait regagné la chambre de Sid. Yuki s'était blottie dans ses bras, en imaginant qu'il s'agissait peut être de leur dernière étreinte. Passé les dernières heures de la nuit, le monde qui l'entourait ne serait plus jamais le même, entaché par le crime et la vengeance, saturé par la violence de ceux qui finiront tôt ou tard par revendiquer le pouvoir nécessaire au développement de toute organisation humaine.

Tiraillée entre le désir de demeurer loyale à la communauté qui lui avait offert l'opportunité d'un nouveau départ et le sentiment d'avoir été sciemment engrenée dans les rangs d'une armée aux desseins meurtriers, elle n'avait pas pu trouver le sommeil. Pire, les minutes semblaient accélérer leur course comme un écho à la spirale dans laquelle elle se retrouvait aspirée malgré elle.

Soudainement, elle se décida à agir. Elle avait suffisamment subi chaque étape de sa propre vie. Jamais elle n'accepterait d'avoir le sang d'autrui sur les mains, qu'il coule dans les veines de mafieux, de fonctionnaires corrompus ou de patrons tyranniques n'y changeait rien. La vie était trop sacrée, le changement aussi noble et salutaire fut-il ne justifiait pas l'acte d'ôter ce que ce monde avait de plus beau à offrir.

Aussi lentement que possible, espérant ne pas réveiller son homme, elle se glissa hors du lit. A tâtons, elle s'empara de la veste de Sid et fouilla ses poches à la recherche du sésame magnétique. Elle y trouva également un couteau papillon qui pourrait s'avérer utile. Avec la même lenteur silencieuse, elle ouvrit la porte et se dirigea vers le Service de l'Intelligence. Dans les couloirs, aucun bruit, aucune présence. Tous avaient docilement pris congés, pour mieux se préparer au jour d'après.

Pour l'avenir de la nationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant