Exploration underground

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Quand Yuki sortit des toilettes, quelque chose avait changé. Quittant le bureau, elle avait emmené avec elle une fêlure, par laquelle suintait une colère sourde, celle qui accompagne la trahison et pénètre durablement la chair de qui doit vivre avec un orgueil blessé.

Une fois rentrée au domicile parental, elle s'était immédiatement enfermée dans sa chambre et avait ignoré les appels de Mama, à l'heure du dîner. Des phases d'agitation et d'abattement avaient fragmenté son sommeil. Éveillée au coeur de la nuit, elle avait ressassé les souvenirs qu'elle avait gardés de ces dernières semaines, à l'aune de la vérité.

Au gré de cette introspection masochiste, revivant des moments éthérés qu'elle pensait partagés, un sentiment d'humiliation avait succédé à la déception. Son honneur avait été bafoué. Et son désir de revanche avait tout balayé. Trop fatiguée et brisée, elle décida de se faire porter pâle au travail et s'accorda une journée de cogitation malsaine. Elle ne pouvait accepter de retourner à la routine du labeur et cultiver les faux semblants, néanmoins elle avait goûté à l'ambiance de la communauté des amateurs d'alcool qui avait fait naître une version d'elle même dont elle ignorait l'existence. Cette nouvelle identité lui faisait peur mais la fascinait, la poussant au delà des limites dans lesquelles son éducation l'avait cloîtrée. Si, à présent, Yuki rejetait l'entreprise qui avait abusé de sa naïveté, elle n'était pas prête à renoncer aux délices et amusements que lui avaient procurés le monde de la nuit et ses spiritueux.

Comment aller plus loin sans la présence d'Hana qui motivait essentiellement chacune de ses sorties? Le souvenir de l'étrange garçon à crête s'imposa à elle. Bien sûr! Mais où avait elle caché son numéro? Yuki fouilla sa chambre à la recherche obsessionnelle du morceau de papier froissé. Elle finit par le débusquer au fond d'un tiroir bourré de papier sans réelle importance entassés dans l'attente de leur destination, quelque part entre la lecture, l'archivage ou la corbeille à papier.

Trouvant un nouvel intérêt à respirer, elle s'affala dans son lit, portable en main et appela l'énergumène débraillé sans tarder. Malheureusement, son entrain fut de courte durée. Après quatre tonalités, une voix caverneuse répondit :

« Bonjour, c'est bien moi Sid, vous n'avez plus qu'à me donner votre nom et la raison de votre appel et, si ça vaut le coup, peut être bien que je vous rappellerai ».

Après une brève hésitation, Yuki se décida à laisser un message: « salut, tu te rappelles peut être pas de moi, la nana coincée devenue, selon tes termes, une aguicheuse et à qui tu as donné ton numéro il ya une quinzaine de jours. J'avais un peu de temps à tuer et je me suis dit qu'on pourrait se retrouver à la communauté des amateurs demain soir, alors si tu es partant et que ça vaut le coup, pour te citer, appelle moi, mon nom c'est Yuki...Yuki Gin. »

Midi, elle allait se décider à rejoindre ses parents pour le déjeuner quand elle reçut un sms:

"Pas de RDV à la communauté des amateurs d'alcool exotique. Rejoins moi ce soir à 21h dans un club underground, tu localiseras l'endroit sur le plan que je t'envoie. Mot de passe: le punk n'est pas mort".

Un deuxième sms contenant un plan marqué d'une croix rouge, lui parvint quelques minutes plus tard, indiquant le lieu du rendez vous. Yuki reconnut le nom des rues d'un quartier connu pour être un véritable coupe gorge, le quartier des sabres. Elle n'avait pas prévu ce scénario. Un quartier reculé. Un homme qu'elle ne connaissait pas. Devait elle s'aventurer aussi loin? Elle ne s'arrêterait pas au milieu du guet. Il lui restait quelques heures qu'elle mit à profit pour se préparer. Douche, épilation, vêtements ajustés et colorés, maquillage voyant et coupe de cheveux domptée à la cire, ce soir, elle ferait tourner les têtes à commencer par celle du punk percé.

Peu téméraire, elle décida de se rendre au lieu convenu, en taxi. Une fois arrivée et livrée par le chauffeur sur un trottoir jonché de détritus, de cadavres de bières, et de quelques déjections supposées canines, elle vérifia à trois reprises qu'elle n'avait pas manqué un virage. L'immeuble au pied duquel elle avait atterri était délabré, sa façade s'écaillait sous le poids des décennies. L'ouverture de la porte d'entrée, bien que de guingois, dépendait d'un interphone dont la modernité contrastait avec l'allure du bâtiment. Elle sonna.

«Je vous écoute? »

Quelque peu embarrassée par le grotesque de la situation, Yuki Gin répéta le mot de passe tout en s'assurant qu'elle n'avait pas été suivie.

Un grésillement lui indiqua que la porte était ouverte. La voix s'exprima à nouveau:

« Tout droit, au fond de la cour. »

L'anxiété pesait sur sa poitrine. Mais elle ne recula pas et poursuivit son exploration. Arrivée dans la cour, elle avisa une porte en meilleur état que la précédente et qui semblait donner l'accès à une sorte de local technique. Elle l'ouvrit prudemment. Un long escalier lui faisait face. Celui ci descendait sans qu'elle puisse distinguer l'endroit où il prenait fin. Elle entendait une vague rumeur, comme une musique lointaine. Au fur et à mesure qu'elle descendait, elle devinait plus nettement les notes d'une musique rock, agressive et nette. Elle déboucha devant une nouvelle porte. Elle pouvait encore fuir. "Trop tard", se dit -elle, "tu n'as pas fait tout ce chemin pour se dégonfler maintenant." Elle était attendue, elle n'avait plus le choix.

Elle entra dans un sas nimbé d'une lumière bleue. Sur sa droite, un miroir couvrait le mur. On pouvait y lire une phrase inscrite au rouge à lèvre qui disait « Ici ni Dieu, ni maître, ni loi ». De l'autre côté du sas, des vêtements étaient pendus à des cintres. Quelques vestes, il ne devait pas y avoir grand monde. Une porte en verre s'ouvrît automatiquement quand elle avança. L'endroit où elle se trouvait à présent formait une grande alcôve recouverte de faïence en porcelaine, à l'image d'une station de métro qui aurait été transformée en club de jazz . Les parois auxquelles était fixée une quantité impressionnante de néons roses donnaient l'impression d'être habillées d'un filet  lumineux. Au fond de cette alcôve, un comptoir illuminé de spots dorés semblait constitué l'avant post d'un mur de bouteilles d'alcool qui s'élevait jusqu'au plafond. Ici et là, des ilots de tables basses sur lesquelles reposaient des canettes de bières vides et des fauteuils vintage meublaient le centre de la pièce. De leurs accoudoirs parfois éventrées, ces derniers invitaient à venir s'installer confortablement  sur leur coussin de cuir. La plupart étaient orientés vers le mur opposé au bar. Ici, trois musiciens regroupés sur une estrade bancale, un peu fatigués, semblaient ranger leurs instruments. Parmi eux, elle reconnut celui qui l'avait amené dans cette endroit passablement glauque.

L'ayant reconnu, il s'avança vers elle, un sourire ironique sur les lèvres. « Alors, j'avais pas raison? un mois ne se sera pas écoulé avant que tu m'appelles. Pour la peine, allons trinquer pour célébrer ce premier pas que tu viens de faire vers la lucidité ».

Pour l'avenir de la nationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant