Dans un soupir de détermination, ravalant les larmes de l'humiliation, Yuki convoqua l'énergie du courage. D'accord, elle devait admettre qu'elle avait manqué de ponctualité. Elle devait également reconnaître que, selon les apparences et vu l'odieux sous vêtement en sa possession, son comportement avait porté atteinte à l'honneur de l'entreprise dont elle incarnait l'image.
« Je ne reculerai pas - je suis forte et ce sera, au pire, le premier blâme de ma carrière », se dit - elle, espérant au fond d'elle qu'il s'agirait du dernier. D'un pas quasi héroïque, traversant la rangée de box feutrés, elle engagea la marche du condamnée qu'elle avait la certitude d'être, avec une dignité inégalable.
Empruntant une douceur respectueuse, elle tambourina à la porte du patron, un seul mot ferme et tranchant lui fut renvoyé comme l'étoile d'un ninja sans pitié.
« Oui », poliment mais résolument, la voix du boss lui intima l'ordre d'entrer.
Après un nouveau salut, Yuki, silencieuse, prit place dans l'unique fauteuil de visiteur qui faisait face au bureau de son chef.
Ce dernier savourait son effet. Les yeux rétrécis derrière ses lunettes rectangulaires, il hochait la tête en regardant Yuki. Le patron était comme un père pour Yuki, elle scrutait son visage espérant y déceler un quelconque indice de son humeur. De son jugement à son égard pouvait découler l'abattement ou l'euphorie. Les mots qu'il choisirait pouvaient ouvrir les abîmes de la déchéance ou l'élévation vers une renommée professionnelle. Or à cet instant précis, nul n'aurait su dire si ce hochement de tête énigmatique présageait les foudres de sa colère ou les éloges d'un cadre supérieur envers la meilleure employée de son service.
« Yuki, finit il par articuler d'une voix solennelle, tu as visité le club des amateurs d'alcool exotiques hier soir. »
Suffisamment prudente, Yuki resta interdite comprenant que cette observation était purement rhétorique.
« J'en étais convaincu, Yuki, tu es attachée à ton service et préoccupée par le destin de notre grande nation. Je te félicite car j'ai pu lire à la réception de ton coupon tamponné, que tu avais suivi avec succès le parcours de niveau un, à savoir l'initiation aux cocktails basiques. Peut être t'interroges tu, dévouée Yuki, au sujet de la manière dont j'ai pu obtenir cette information... »
Dans cet univers où l'instinct collectif était glorifié, les conversations initiées par le supérieur hiérarchique étaient traditionnellement unilatérale. Selon la déontologie professionnelle en vigueur dans son pays, l'absolue obéissance du personnel exigeait écoute et abnégation envers la hiérarchie. Aussi, son expression devait strictement se limiter aux mimiques et subtiles gestes dont l'interprétation appartenait de manière indiscutable et exclusive au responsable de service. Néanmoins, si elle s'imposait un silence de circonstance, dans son inviolable for intérieur, elle se demanda sans le laisser paraître, quel circuit son coupon avait il bien pu suivre pour terminer sur le bureau du boss. Et si l'un des employés avait bien eu le zèle d'établir un compte rendu de ses frasques?
Satisfait de son absence de réaction, le boss continua son monologue comme une réponse à ses interrogations muettes:
"Sache que la communauté des amateurs d'alcools exotiques est, avec l'aide de l'Etat, financée par notre grande et estimée banque. Aussi, tu dois considérer, conformément à la volonté étatique, que cette structure constitue une annexe de notre illustre établissement. Et tu devras la servir avec la même application studieuse dont je suis si fier de vanter la fiabilité au sein du respectable comité de direction. Digne Yuki, sache pour finir que tu as ainsi permis à notre inestimable établissement d'engranger 1000 coins supplémentaires. Et, avec la bénédiction de notre honorable directeur général, je t'accorderai en fin de semaine un nouveau coupon afin que tu t'attaches à poursuivre tes progrès. »
Affichant un air entièrement comblé, comparable à celui d'un père admirant les progrès de son enfant, novice de la bicyclette aux prises avec l'usage insuffisamment coordonné des pédales, du guidon et de l'équilibre, le boss se leva, joyeux, invitant Yuki à rejoindre son poste de travail.
Elle sortit de cet endroit tant redouté en flottant, atteignant les sommets, non seulement soulagé du poids insoutenable de la honte mais portée aux nues par la persévérance inconsciente dont elle avait preuve en qualité d'aventurière de la sphère alcoolisée du monde du travail. C'est donc en salariée accomplie qu'elle travailla avec le peu de concentration que lui octroyait tout de même sa gueule de bois.
L'heure du déjeuner ayant sonné quelques heures après l'entretien, bien qu'ignorante des mystérieuses prouesses qu'elle avait pu réaliser lors de cette fameuse soirée, elle s'en alla le cœur léger retrouver Hana au réfectoire, à la recherche de la grande plante verte près de la baie vitrée. A l'entrée de l'immense salle de restauration, elle chercha au loin une tignasse multicolore. Ne voyant rien de tel, elle s'approcha des tables, chargée de son plateau de déjeuner. Une main énergique s'agita pour attirer son attention.
Elle était là, la belle Hana, méconnaissable, attablée seule et l'attendant avec une visible impatience. Ses longs cheveux avaient repris une teinte naturelle, son visage était lavé du maquillage criard de la veille, son buste était chastement vêtu d'un chemisier boutonné jusqu'au cou.
Intimidée Yuki s'installa face à elle, touchée par l'accueil enthousiaste d'Hana et par sa sollicitude:
- Comment vas tu? Pas trop dans le gaz? s'inquiéta la jeune femme au joli visage d'elfe.
- Je survis. Mais j'irai peut être mieux quand tu m'auras tout raconté...déclara-t-elle d'une autorité qui ne souffrait pas d'être contrariée.
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Pour l'avenir de la nation
General FictionEntre plaisir et soumission, dans un monde où l'individu doit s'oublier dans l'intérêt collectif, l'alcool peut être mis à contribution de l'effort national pour garantir la prospérité de l'Etat et de son économie. La démographie du pays est en chu...