La grue blanche déploya ses ailes avec une grâce orgueilleuse. Puis, dans un subtil geste martial, Hitsu vint brosser son genou. Ses bras fins et musculeux enchaînaient les mouvements ronds et aériens de la forme 48 tandis que ses jambes robustes, malgré son âge avancé, s'ancraient dans le sol aussi solidement et profondément que les racines d'un grand chêne deux fois centenaires.
Sans attache, libre comme l'hirondelle qui s'élève au plus haut des cieux, il avait parcouru les continents en quête de sens, à la recherche d'une lumière élevée comme un phare dans une mer déchainée et recouvert des ténèbres immuables de l'incertitude. De ses voyages de jeunesse sur les terres de Chine, il avait appris le Taï Chi au contact de moines Taoïstes. Mariage des techniques de combat et d'exercices de santé, cet art martial avait fasciné le jeune Hitsu, en quête d'éducation spirituelle apte à dresser l'animal indompté qui s'éveillait en lui. Il avait su percer le secret contentement que le pratiquant tire de la répétition parfaite des mouvements et en avait fait son art de vivre. Comme l'homme occidental observe des rituels tels que l'ingurgitation d'un café matinal les yeux rivés sur son smartphone, Hitsu ne pouvait entamer une journée sans répéter la chorégraphie des guerriers et aucun événement majeur n'aurait su le détourner de sa discipline.
Aussi, quand Sid manifesta sa présence en frappant à la porte du dojo personnel d'Hitsu, il ne fut guère étonné de n'obtenir aucune réponse. Sid poussa la porte et constatant que le Berger était bigrement occupé, il entraîna Yuki dans une pièce annexe où il lui demanda, en chuchotant, d'enfiler un kimono écru.
Vu la situation d'intruse dans laquelle elle se trouvait, celle ci obtempéra sans poser de question et alla se cacher derrière un paravent pour en ressortir, déguisée en karatéka chétive nageant dans des vêtements surdimensionnés . Coutumier du rituel, Sid, quant à lui, portait le kimono avec la fierté non dissimulée de l'homme qui maîtrise parfaitement son sujet. Amusé, il attrapa la main de Yuki pour l'emmener sur le tatami.
Quiconque voulait entreprendre une discussion avec le berger devait revêtir la tenue du combattant et s'unir aux mouvements d'Histsu dont on ne savait jamais à quel moment il estimerait l'entraînement suffisant. Pour le Maître, ces instants représentaient l'occasion unique de mesurer la valeurs de ses interlocuteurs.
Il y avait les vaniteux qui refusaient de s'affubler de l'uniforme de l'élève, les impatients qui renonçaient avant même d'atteindre la fermeture de la forme 8, les colériques qui pestaient ouvertement contre le flegmatique silence d'Histu dévoué à sa pratique.
Très rarement, les novices acceptaient d'emblée d'entrer dans son univers. Mais les élèves qui se soumettaient à l'énergie du Taï Chi finissaient toujours par revenir. Ils demeuraient à ses côtés de longues heures dans l'espoir d'atteindre l'état de conscience d'Hitsu, qui semblait hors de la réalité tout en étant extrêmement présent à l'instant. Ceux là, venant, revenant, observant et apprenant du Maître, formaient humblement le troupeau de ses disciples.
Quand Yuki endossa le kimono, ce fut un point en sa faveur, mais Hitsu ne laissa rien paraitre de son appréciation. Il s'interrompît pour répondre au salut des visiteurs, la main gauche ouverte venant couvrir le poing droit fermé.
Pour accueillir la nouvelle venue, Hitsu décida d'exécuter la forme 8, enchainement de base à maitriser.
Il répéta cette forme jusqu'à obtenir un semblant de satisfaction. La première séquence fut absolument catastrophique en dépit de la lenteur avec laquelle Hitsu ouvrit la forme.
S'évertuant à la pédagogie, il égrenait le nom des postures au fur et à mesure qu'il les exécutait:
« D'abord repousser le singe à droite puis à gauche. Ensuite brosser le genou gauche puis le genou droit. Séparer la crinière du cheval sauvage dans les deux sens... »
Mais comment était il possible que cette planète ait porté un jour l'être humain qui avait choisi de baptiser une technique d'art martial d'un nom aussi barbare ?!
Effarée mais obstinée, Yuki s'accrochait et se prit à jalouser la maitrise des postures qu'affichait Sid, digne d'un Bruce Lee contemporain quand elle était constamment déséquilibrée par les changements de positions:
« Les mains dans les nuages, à gauche, et bien entendu, les mains dans les nuages à droite ».
Dans une danse ridicule, elle partait à gauche quand le Maître partait du côté opposé; elle mettait de longues secondes à coordonner ses gestes et, frustrée, ne réalisait qu'une ébauche brève des mouvements.
« Le coq d'or se tient sur une patte à gauche et à droite».
Sans blague, ça existe vraiment ce genre de volaille?
Dans un détachement terrible, Hitsu enchaînait les techniques, se délectant du coin de l'œil de voir la novice pédaler allègrement dans la choucroute.
La seconde et la troisième répétition ne furent pas plus convaincantes. A la quatrième, les mouvements de Yuki conservaient leur pleine raideur mais étaient globalement mémorisés.
Las, au bout du compte, Histu ferma la forme pour la dernière fois en ce jour mémorable où l'inconnue arrivée sans crier gare, débarqua sur son tatami. Doucement, il se retourna et fit face à Sid et Yuki qui se sentait gauche et débrayée dans son kimono trop grand pour elle. Après avoir accompli le salut du combattant, il la fixa avec une intensité rare et prononça:
« Moe : au début, le bourgeon. C'est ainsi que tu te nommeras ici, dans notre communauté, ma soeur ». Il s'inclina vers elle puis tourna les talons et quitta le dojo.
« Le bourgeon?? ça veut dire quoi? J'ai l'air pubère à ce point? » S'étonna Yuki auprès de Sid qui souriait béatement.
"Réjouis toi, Moe, tu as réussi l'épreuve de l'acceptation ! Sois bienvenue dans la famille, ma soeur! »
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Pour l'avenir de la nation
General FictionEntre plaisir et soumission, dans un monde où l'individu doit s'oublier dans l'intérêt collectif, l'alcool peut être mis à contribution de l'effort national pour garantir la prospérité de l'Etat et de son économie. La démographie du pays est en chu...