Sobo, l'aînée

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Une fois que Yuki eut englouti le repas que Sid lui fit livrer avec reconnaissance, notre héroïne malmenée s'était abîmée dans un sommeil noir, vierge de rêve et de cauchemar, le genre de sommeil où l'on plonge à la recherche d'un refuge inespéré dans la tourmente d'un monde qui s'écroule.

Quand elle s'éveilla, ses repères n'étaient plus. Elle fut perdue l'espace de quelques secondes et réalisa, à la lecture de sa montre, que la matinée touchait déjà à sa fin. La porte avait été déverrouillée et entrouverte, l'invitant à sortir presto de son lit après une nuit impoliment prolongée. Elle se débarbouilla au lavabo et enfila une tenue qui avait été déposée là, à son attention: des sous vêtements en coton, une salopette et un haut propres qu'elle trouva confortables à porter malgré l'esthétique fermière qu'elle lui conférait. Ensuite, elle arrangea sa coiffure avec un succès relatif et sortit de la chambre sans trop savoir dans quel sens se diriger. 

Ses pas hésitant l'amenèrent instinctivement vers l'entrée du Logis puis, se rappelant le jardin à l'anglaise à l'arrière du château, elle se risqua à l'extérieur avec l'envie soudaine de se perdre dans la contemplation ressourçante de la nature.

Sa déambulation au milieu du foisonnement végétal apaisait son angoisse. L'accompagnant dans l'oubli d'elle même, les cheminements ondulaient dans l'abondance des végétaux. Des fleurs agencées dans un équilibre parfait des couleurs se mêlaient aux arbres rayonnant d'ondes bienveillantes, lui arrachant un sourire de contentement. Au détour d'un chemin, la flânerie de Yuki l'amena de manière incongrue à pousser un portillon de bois. 

Le paysage luxuriant céda la place à une clairière lumineuse au centre de laquelle plusieurs personnes travaillaient à l'entretien d'un potager pouvant nourrir un régiment d'infanterie. Intriguée, Yuki s'approcha et, parmi les jardiniers, reconnut Sid, le dos courbé sur un cageot débordant de légumes mûrs et appétissants. 

L'apercevant, le jeune homme à la crête à plat, se redressa et l'interpella:

« Te voilà Moe! Bien dormi à ce que je vois? »

Elle ne releva pas l'ironie du propos et préféra se joindre en garnissant le cageot, elle questionna à son tour:

« Vous versez dans l'exploitation agricole intensive?

- En quelque sorte , c'est vrai. Mais le seul profit que nous en tirons est l'autosuffisance. Maintenant que tu es là, nous allons pouvoir passer aux choses sérieuses. Suis moi dans les cuisines. »

De ses bras minces mais musculeux, il s'empara du cageot et partit d'un pas décidé. Trottinant à sa suite dans le sens inverse au chemin qu'elle venait d'emprunter, Yuki débarqua dans une immense pièce aux murs de pierre hérissés de casseroles et de poêles rutilantes.

Sid déposa son fardeau sur un grand plan de travail et, se tournant vers Yuki, l'informa:

« La première étape, Moe, va consister à accompagner ton aînée. Fini la grasse matinée. Chaque matin, tu devras te présenter à 7h au potager pour récolter les ingrédients de ses repas et entretenir les cultures. Avant midi, tu auras préparé l'ensemble des repas que tu lui serviras. Puis, tu lui tiendras compagnie selon ses besoins qu'ils te conviennent ou non, et ceci chaque jour, jusqu'à ce que le rite de transition soit achevé.

- Tu me parles chinois Sid. Un rite de transition? C'est à dire?

- C'est à dire jusqu'à son dernier souffle. Pour l'instant, je ne peux t'en dire plus hormis que c'est un premier rite que chaque novice,  qui souhaite intégrer le cercle, doit accepter. Si tu ne le veux pas, je peux te ramener à ton ancienne vie?

- En toute franchise, je me tâte...Parce que j'ai plutôt le sentiment d'être en captivité : pourquoi ces serrures aux portes et ces caméras partout dans la propriété ? et ces rites douteux...

- Tu n'es pas prisonnière! Simplement, nous protégeons nos frères et sœurs et les novices qui vivent dans l'aile sud ne sont pas autorisés à circuler librement dans le Logis. Tu dois être initiée avant d'aller plus loin...

- Que de manières! s'indigna Yuki, irritée par l'accumulation de ces cachotteries. La réalité c'est que tu sembles m'avoir emmener dans une vraie secte...

- Une secte? Contrairement au monde d'où tu viens qui voue un culte aux dieux de l'argent et de la réussite, nous n'obéissons pas à une religion ici. Nous sommes une communauté qui aspirons à une vie alternative. Tu es totalement libre de partir. C'est à toi de voir...Mais, il est quasiment midi, et si on ne s'y mets pas, ton aînée va bientôt faire une crise d'hypoglycémie. Alors, si tu n'as rien à objecter, nous allons préparer le repas ensemble avant de nous rendre auprès d'elle ».

Seul le son des couteaux épluchant et tranchant les légumes, l'eau frémissante de leur cuisson puis le moulinage strident du mixeur vint rompre le silence qui s'était installé. Dans ses pérégrinations, Yuki finit par conclure qu'elle n'avait pas d'autres choix que de se résigner à suivre un nouveau parcours. Fier du travail bien accompli, Sid lui tendit un plateau sur lequel reposait un bol de soupe fumant, des cuillères et une compote de pruneaux. 

Ils se rendirent ensuite à l'étage du crépuscule, dans une chambre au bout du couloir, dans laquelle les rideaux avaient tirés de façon à laisser une lumière tamisée éclairer l'essentiel avec douceur. En tentant de faire le moins de bruit possible, Yuki installa le plateau sur une table à roulette et regarda Sid saluer la personne endormie dans un lit médicalisé:

"Allé Sobo, ne fais pas ta mauvaise tête...je viens te présenter la novice qui va prendre soin de toi dorénavant." 

La grand mère entrouvrit un oeil qui vint scruter la nouvelle venue. Aussitôt, elle le referma en poussant un soupir vif et méprisant. Elle souffla d'une voix qu'elle aurait voulu plus cassante:      

« Encore une peste qui ne tiendra pas quinze jours ». 

Sid fit signe à Yuki de s'approcher. Il empoigna sa main et celle qui reposait sur le ventre de Sobo. 

« Elle s'appelle Moe, et elle a tout à apprendre. Le nom que lui a donné le Berger "au début le bourgeon" veut dire qu'elle a un grand potentiel. Sobo, je compte sur toi ». 

Nouant le lien entre les deux femmes qui se toisaient aux extrémités de la vie, il déposa la main de Yuki dans la paume fripée de Sobo et les referma d'un geste confiant et appuyé. Puis, il aida Yuki à préparer Sobo pour la prise du déjeuner. Alors que la novice voulut lui donner une première cuillères, celle ci s'agaça et lui arracha l'ustensile des mains avec une force surprenante pour une personne dont l'âge approchait sans nul doute le centenaire. 

"Je peux me débrouiller toute seule, bourgeon atrophié, je suis pas encore totalement gâteuse! »

Décontenancée, Yuki la laissa procéder. Serrant les dents d'avoir été rabrouée aussi méchamment, elle endura les bruits de succion atroces de Sobo, qui s'escrimait à prouver son aptitude à manier le couvert dignement, malgré les tremblements de son vieux corps défaillant. Après avoir débarrassé bol et cuillères, elle emboîta le pas de Sid sans se retourner ni s'apitoyer sur la vieille branche qui finissait ses vieux jours dans une amertume puant le renfermé, au chaud dans son matelas tout confort.

« Sid, dis moi, pour quelle raison cette dame avait besoin d'une nouvelle novice? s'inquiéta-t-elle.

- Tu le sauras bien assez vite, Moe. Sois patiente, acquérir l'humilité, ça prend du temps ». 

Pour l'avenir de la nationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant