Yuki Gin

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Il n'aura fallu que quelques jours à Yuki pour accomplir un changement radical de vie. 

Seulement des semaines s'étaient écoulées depuis son arrivée remarquée au Hangar 88. Elles avaient suffi à faire éclore un nouvel être, irrigué par les flots d'alcool, nourri des feux des projecteurs, épanoui et décoincé par les nouveaux champs des possibles qui étaient apparus dans sa vie laborieuse et morne. 

Son nouvel ego qu'elle avait baptisé Gin, plus libre et débridé, cherchait à s'émanciper des devoirs familiaux et à apporter une créativité inédite dans son métier de chiffres et de calculs.

Au grand dam de ses parents âgés qui devaient dorénavant vivre avec le chaos de vêtements branchés qui s'étalait dans la chambre de leur fille et les levers du corps tardifs, ses collègues de travail, eux, bénissaient le jour où Yuki alias la porte de prison aux allures de bonne sœur, était devenu Gin, la souriante boule d'énergie qui apportait avec elle bonne humeur et décontraction « tendance » par ces temps de récession et de sobriété. 

La vie pétillait dans ses veines comme la sève d'un jeune arbre suivant l'avancée du printemps vers le prochain été. Passant de la grisaille de l'ordinaire à la lumière envoûtante de l'extravagance, elle ne concevait plus de vivre sans les strass et les paillettes et sans le plaisir d'être vue, jusqu'à être enviée d'être si rayonnante. Yuki le jour et Gin la nuit étaient devenues les facettes d'une starlette incontournable pour les membres du personnel qui recherchaient sa présence en de multiples occasions : pour les pots de départs, les mutations internes, les promotions à célébrer et les démissions du bonheur.

Alors que Yuki s'en réjouissait et pavanait aux diverses invitations, Hana s'irritait ostensiblement de la voir s'enorgueillir de futilités aussi superficielles. Ses réactions l'attristaient mais Yuki interprétait ses élans de mauvaises humeurs comme l'expression d'un esprit possessif, comme le signe d'un besoin d'exclusivité. Constatant qu'Hana alternait régulièrement les démonstrations d'affection puis les réflexions acerbes, elle en déduisait que son amie n'assumait pas l'ambiguïté de leur relation.

Au travers des sorties festives, des échanges téléphoniques ou encore des déjeuners attendus dans l'espoir d'échanger fous rires et regards complices en se remémorant les meilleurs moments, Yuki s'était progressivement attachée à Hana. 

Plus le temps passait et plus elle devait reconnaître que la présence de la jeune fille au visage d'elfe lui devenait indispensable en toute occasion: pour un avis quelconque, pour tromper l'ennui, pour profiter de l'instant présent. Yuki devait également admettre que, bien souvent, elle vivait entre attentes et fantasmes de baisers et d'étreintes mais aussi, et surtout de réciprocité. Oui, elle en était convaincue, dans les sourires, les regards, mais également dans les soupirs de l'agacement que les sollicitations reçues par Yuki soulevaient chez l'être convoité, elle décelait les prémisses d'une passion refoulée mais bien réelle.

Ce jour là, Yuki était invitée au service Marketing, elle devait accompagner un groupe de collègues de son service à la réception destinée à célébrer une démission du bonheur, la quinzième en une semaine. Ce type d'événement était très bien accueilli au sein de l'entreprise car il signifiait que deux salariés avaient décidé de s'unir pour fonder une famille et que le membre féminin du couple allait dorénavant dédier le reste de son existence à ériger un heureux foyer. Par conséquent, il était naturel et recommandé que chaque collaborateur s'allie à la joie collective pour l'avenir de la nation, menacée par une natalité au point mort. 

Depuis le démarrage de la campagne d'alcoolisation, Huzomi Bank pouvait se féliciter d'un triplement de ces démissions, très bon indicateur qui rapportait des sommes de coins colossales à l'établissement d'investissement et qui constituait le témoin d'un nouvel essor économique.

S'apprêtant à s'y rendre, Yuki était en pleine discussion avec Hana via la messagerie instantanée. Elles échangeaient à propos du prochain duel animé par le magicien en fauteuil:

Hana écrit:

Au fait, tu t'es inscrite au prochain tournoi de streap cocktail qui aura lieu dans quinze jours?

Yuki écrit:

Non, je n'y avais pas pensé mais avec l'expérience que je commence à accumuler, ça pourrait valoir le coup :)

Hana écrit:

Tu devrais t'y mettre, ça vaut le détour.

"Yuki, dépêche, on va être en retard!" les collègues de Yuki, trépignant, vinrent écourter la discussion quotidienne entre les deux amies.

Yuki écrit:

Je dois te laisser, on m'attend pour la 15ème démission du bonheur de la semaine. On se voit là bas? Ou au pire on s'appelle tout à l'heure!

Yuki a quitté la conversation.

Prête à saisir la moindre miette de bon temps, elle rejoignit sans tarder le groupe de collègues qui filaient déjà vers l'ascenseur. Pour ce type d'occasion, la coutume voulait que chacun apporte un objet porte bonheur destiné à garder le couple de collègues loin des malheurs domestiques. Les portes coulissèrent, ouvrant un chemin vers une nouvelle occasion d'apprécier sans culpabilité un événement convivial sponsorisé par l'entreprise. Yuki serrait son offrande à l'amour béni et fertile contre son coeur bondissant d'enthousiasme, impatiente de savourer son effet. 

L'open space du service marketing avait été vidé provisoirement de ses box et bureaux pour être remplis de bancs destinés aux invités. Ceux ci étaient disposés en cercle, répartis sur cinq rangées. Au centre, se trouvaient deux beaux fauteuils de bureaux, comme on en voit pour les employés modèles, ergonomiques et moelleux, ainsi qu'une petite estrade sur laquelle reposait un pupitre.  Une centaine de personnes était déjà rassemblée sur les bancs, n'attendant plus que le couple et le patron d'Huzomi Bank, fier de délivrer sa bénédiction devant un parterre de témoins asservis aux besoins de prospérité de l'établissement. 

Yuki et ses collègues dénichèrent les dernières places au moment où une voix s'éleva pour appeler chacun et chacune à se lever dans le but d'accueillir avec respect l'homme et la femme qui avaient décidé d'unir leur destin. 

Pour l'avenir de la nationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant