A l'aide de sa paire de lunettes équipée d'un système photographique dissimulé dans la branche droite, Yuki avait prit soin d'immortaliser chaque invité à leur insu. Assis autour d'une table outrageusement garnie de mets succulents, ils étaient encore trois hommes dont elle devait secrètement tirer le portrait: un homme chauve au visage rond, un autre aux yeux mobiles mais dont les traits semblaient figés dans la cire, enfin, un dernier dont le regard dénué d'étincelle démentait le sourire systématique et sans âge.
Deux heures plus tôt, après avoir attendu le signal, Yuki s'était présentée à la porte de service, engoncée dans un uniforme qu'elle avait du enfiler au chausse pied. Ce costume, composé d'un chemisier blanc, d'un gilet et d'une jupe noir, avait néanmoins l'avantage de dissimuler une caméra plus discrète qu'une tête d'épingle, plantée dans la cravate sombre qu'elle avait resserrée autour de son cou.
La gouvernante de Tanaka, et accessoirement informatrice du Cercle, était venue lui ouvrir après que l'ensemble des employés ait été scrupuleusement fouillé par les gardes du corps qui avaient à charge la protection de la famille du Premier Ministre. L'amenant discrètement dans les cuisines, la gouvernante lui avait brièvement présenté le personnel de service recruté spécialement pour la soirée et, d'un ton neutre, lui avait exposé les règles d'or du service.
A présent, Yuki était donc campée entre deux autres serveurs, à attendre les instructions, en retrait de la table à manger. A trois reprises, elle remonta ses lunettes, en exerçant une légère pression sur l'armature centrale qui glissait le long de son nez. Chose faite, photos envoyées, du creux de son oreille, la voix de Sid l'informa de l'identité des hôtes et l'alerta au sujet du dernier portrait.
« Prends garde, Moe, ce type ne rigole pas. C'est Harobu Dasuka, l'un des chefs de clan yakuza les plus puissants du pays. S'il est là, c'est probablement que la piste du pot de vin va se confirmer...»
Un frisson glacial remonta le long de son échine. Yuki déglutit avec peine, sentant le regard vicieux et dépourvu de sympathie du yakuza s'attarder sur son visage et glisser sur les courbes que son uniforme mettait en valeur de manière inappropriée.
Le repas achevé, Tanaka murmura quelques mots à la gouvernante. Cette dernière s'approcha ensuite de Yuki:
« Ces messieurs vont se retirer dans le bureau, afin de prendre un digestif et quelques cigares. Merci d'apporter le nécessaire. »
La voix de Sid l'encouragea à sa façon: « C'est sans doute le moment qu'on attend Yuki, c'est pas le moment de craquer. »
Etonnamment calme et déterminée, Yuki se dirigea dans les cuisines, avisa un plateau et y disposa cinq brandy. La gouvernante lui remit une boîte de cigares et, connaissant l'enjeu du moment, précisa :
« Ne vous attardez pas. N'oubliez pas, vous devez n'être qu'une ombre de passage, aveugle et muette. »
Jamais de sa modeste vie, elle n'avait servi qui que ce soit ni porté de plateau. L'image absurde du serveur au string à paillettes traversa son esprit. Durant quelques secondes, ce souvenir força son admiration: parvenir à l'équilibre parfait avec une ficelle comme unique habit, bel exemple de confiance...Mais, Yuki n'allait pas réaliser la prouesse d'exposer sa nudité en occupant ses mains au service de son prochain. Au contraire, elle devait cacher sa duplicité sans trembler.
Pour atteindre le bureau dans lequel les cibles s'étaient retirées, Yuki devait emprunter un escalier aux marches grinçantes. Lentement, avec appréhension, elle tenait le plateau à deux mains alors qu'elle gravissait chaque marche et déjà, le liquide ambré oscillait dangereusement menaçant de déborder de chacun des verres. Arrivée en haut des escaliers, elle soupira de soulagement. Devant la porte du bureau, elle prit le temps d'ajuster la position du plateau sur sa main mal assurée.
Comment frapper, ouvrir, entrer, refermer sans éveiller les soupçons des bandits quant à sa compétence de serveuse aguerrie?
Se remémorant les cours de tai chi du Berger, elle accorda la plus haute vigilance à chaque mouvement de son corps, se concentra sur sa respiration et toqua.
Par miracle, la porte s'ouvrit d'elle même. Avançant dans la pièce, elle bénit l'homme qui lui avait épargné une contorsion hasardeuse pour trouver le moyen de refermer sans répandre son plateau sur la moquette.
D'un bref regard, elle repéra la table basse sur laquelle elle devait déposer les verres et la boite à cigare. Les hommes autour de la table ne semblaient pas avoir remarqué sa présence. Elle abaissa les yeux, se rappelant que la caméra faisait le travail et qu'elle devait n'avoir ni oeil ni oreille en ce moment précis. La transaction qui s'opéra, au moment où elle apporta à ces hommes de quoi se distraire, lui parut néanmoins évidente. Le yakuza s'empara d'une mallette dont il dévoila le substantiel contenu aux deux hommes, sous le regard satisfait de Tanaka.
« Comme convenu, pas de traces, que de la petite coupure hachée menue, et vous validez le contrat».
Yuki, ayant achevé de déposer son fardeau, marqua une pause, le temps de photographier l'instant où l'un des deux fonctionnaires corrompus, accueillit dans ses mains cupides l'odieuse contrepartie de la collaboration. Puis, serrant le plateau contre elle, elle prit le chemin de la sortie sans attendre d'être remerciée. L'homme de main resté près de la porte lui ouvrit. Elle ne vit pas derrière elle Dasuka se lever. Dans le couloir, elle pressa le pas vers les escaliers. Mais, à cet instant, elle entendit la porte s'entrouvrir :
« Attendez, mademoiselle ».
Yuki se figea avant de se retourner. C'était lui, l'homme au sourire froid:
« Je ne me rappelle pas vous avoir vu pendant le contrôle du personnel, pourtant j'ai supervisé moi même les vérifications d'usage... ».
Yuki précisa d'une voix étranglée:
« En effet, je suis arrivée avec un peu de retard.
- Très bien, alors, je vais remédier moi même à cette négligence. Suivez moi ».
Que faire maintenant qu'elle avait pu filmer la preuve de la corruption? dévaler les escaliers, abattre tous les obstacles sur son chemin pour atteindre la sortie, sauter sur la bécane qui l'attendait en espérant que Sid, son chauffeur, démarre au quart de tour? Comme la voix d'une conscience oubliée, Sid la pria:
« Suis le, Yuki! Si tu tentes de t'enfuir maintenant, tu n'as aucune chance de t'en sortir. »
Dasuka l'invita à entrer dans la bibliothèque attenante au bureau.
Ayant pris soin de verrouiller la porte derrière lui, il lui fit face et lui intima l'ordre d'écarter les jambes et de lever les mains. La défiant du regard, il posa ses mains sous les aisselles de l'espionne, à la recherche éventuelle d'une arme. Puis, un rictus pervers déformant sa bouche, il manifesta un plaisir répugnant à s'attarder sur sa poitrine. Les jambes de Yuki commencèrent à flancher quand il empoigna la cravate dans le but de découvrir les boutons de sa chemise.
Il la fixait implacablement comme un prédateur près à planter ses crocs dans la gorge acquise d'une proie vulnérable. Ses doigts défirent un premier bouton, puis un deuxième. Pour justifier une fouille dont la nature tenait plutôt de la visite médicale, il la questionna de manière rhétorique:
« Où as tu caché ton micro, petite salope? »
D'un geste sec, il sortit de sa poche un couteau papillon qu'il manipula avec une dextérité terrifiante. En posant la lame froide sur le genou de la captive, il remonta sa jupe à l'aide du couteau, espérant trouver une réponse à cette question fallacieuse dans l'obscure intimité de son sous-vêtement.
« Reste calme, Moe.
- Non, je ne peux pas laisser faire comme ça... répondit Yuki, malgré elle.
Le Yakuza relevant la tête, la fixa d'un air surpris dans l'incompréhension de cette réplique culottée. Mais, un bruit sec indiquant qu'on l'attendait derrière la porte interrompit la suite des événements.
« Harobu? Itachi te demande ».
Concluant que la serveuse ne recelait aucun appareil suspect, le yakuza abandonna son jouet à la tenue indécemment défaite et sortit de la bibliothèque sans un regard sur la jeune femme apeurée qu'il venait de maltraiter. D'abord pétrifiée, Yuki prit le temps de réajuster son uniforme. En pilotage automatique, elle descendit les marches sous le choc du criminel auquel elle venait d'échapper. Objectif atteint.
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Pour l'avenir de la nation
General FictionEntre plaisir et soumission, dans un monde où l'individu doit s'oublier dans l'intérêt collectif, l'alcool peut être mis à contribution de l'effort national pour garantir la prospérité de l'Etat et de son économie. La démographie du pays est en chu...