Le test

9 3 9
                                    

Une sensation de brûlure sablonneuse se glissa sous ses paupières quand Yuki finit par ouvrir les yeux. Il était 9h00. Habituellement, Mama l'aurait tirée du lit deux heures plus tôt mais, de guerre lasse face à la désinvolture de sa fille, elle avait renoncé à tambouriner à la porte depuis plusieurs jours, déjà. Son réveil, lui aussi, était resté muet, oublié sur la table de nuit par Yuki, qui rentrée saoule, avait perdu le sens de l'organisation quelque part au fond de ses draps roses.

Se sentant considérablement alourdie par les restes d'alcool et le manque de sommeil, elle ne se leva pas tel un ressort mais, resta plusieurs minutes, assise, ankylosée sur le rebord de son lit. Elle pesta du bout des lèvres comme si elle avait raté le bus de peu, une fois de trop.

Une demi heure plus tard, l'arrivée nonchalante de Yuki à Huzomi Bank ne fut pas marquée par des applaudissements mais par les regards furtifs de ses collègues mal à l'aise de constater le débarquement d'un élément perturbateur dans l'équilibre de leur système routinier et millimétré.

A peine avait elle posé ses fesses sur son fauteuil de bureau que le cerbère du boss vint lui aboyer dans les oreilles :

"Yuki! convocation dans le bureau du chef de service, et que ça saute!"

Sous l'impulsion de l'autorité redoutable de la détestable Madame Misaki, Yuki ne se fit par prier et prit le chemin du condamné, le même qu'elle avait emprunté quinze jours auparavant.

Cette fois ci, il n'y avait aucun doute possible quant à la tonalité que prendrait l'entretien, ou plutôt le monologue du boss.  D'un mouvement sec du menton, il lui intima l'ordre de prendre place sur le siège du visiteur. Alors qu'elle s'attendait à une salve de reproche, le boss brandit sous son nez un étrange appareil qui ressemblait à une cigarette électronique remplie de cristaux jaunes. Yuki, écarquillant les yeux, interrogea son patron d'un imperceptible haussement des épaules, signifiant qu'elle ne comprenait pas ce qu'il attendait d'elle.

« Souffle, ici », lui indiqua ce dernier d'une voix ferme, en pointant son index à l'entrée de l'embout.

Gonflant ses joues à outrance , Yuki obtempéra et émit un affreux bruit de trompette pétaradante pour remplir l'appareil de son haleine encore pâteuse, faute d'avoir eu le loisir de se brosser les dents.

La couleur vira du jaune au vert en quelques secondes.

« Parfait. Pour votre gouverne, ceci est un éthylotest. Nous sommes autorisés à les utiliser en notre qualité de cadre du personnel, en cas de soupçon d'infraction à l'encontre du règlement intérieur de notre digne établissement.  Et eu égard à la couleur révélée, il indique que votre taux d'alcoolémie est supérieur à 0,5 degrés par litre de sang. Votre comportement est totalement inadmissible, désolante Yuki. Non seulement, vous avez imposé à vos collègues de prendre en charge votre journée de travail, hier, en décidant sans justificatif produit de votre part, que vous n'étiez pas en état de vous présenter à votre poste. Mais aujourd'hui, vous vous présentez sur votre lieu de travail avec deux heures de retard et de surcroit, sous l'emprise de l'alcool. C'est intolérable. Vous jetez l'opprobre sur notre dévoué service. Aussi, je vous prie de rassembler vos effets personnels sur le champ et d'aller patienter à l'accueil, le temps que notre éminente direction des ressources humaines prépare les formalités nécessaires à votre radiation immédiate.

"Mais comment... tenta d'objectiver Yuki,

- Yuki vous connaissez le protocole, trancha impitoyablement le patron

- Je ne...persévéra-t-elle,

- Yuki, vous devez le respect totale à votre hiérarchie et ceci jusqu'à ce que vous ayez franchi de manière définitive le seuil de notre illustre banque!

- Vous n'êtes...

- Cela suffit! Ne me forcez pas à appeler la sécurité."

Le boss refusait d'entendre la moindre excuse. Elle devait se résigner à taire son incompréhension. Contrainte de se soumettre à l'extrême sévérité du jugement rendu par son supérieur, elle était atterrée par la tournure des événement et parvint à se hisser hors du siège en mobilisant une énergie considérable. De la même façon, chaque pas qui la rapprochait de la sortie était lesté de plomb invisible qui rendait sa progression si lente que chaque futur ex collègue pouvait se repaître de son humiliation: Yuki, la grande Yuki, l'employée modèle élue 37 fois meilleure employée du mois du service comptabilité; Yuki Gin, la déchue, égérie éphémère de la politique volontariste d'alcoolisation de Huzomi BANK, virée du jour au lendemain, comme une vulgaire femme de ménage qui aurait oublié à de multiples reprises de nettoyer la lunette des toilettes au suprême étage de la direction générale.

« Incroyable! « Se murmuraient les salariés d'une oreille à l'autre. Que son triste sort serve d'exemple à quiconque serait tenté d'abuser des largesses d'Huzomi Bank et détournerait les permissions festives au profit de son usage personnel.

Yuki, terriblement abattue, alla patiemment attendre son du, près de la banque d'accueil. Exposée à tous les vents qui s'engouffraient par la porte tournante du hall principal, elle regardait les hommes et femmes en tailleur impeccable aller et venir, comme des fourmis aveugles, prêtes à épuiser leur propres ressources contre un statut social et la sécurité que procure un poste au sein d'une entreprise prestigieuse. L'un d'entre eux s'approcha d'elle et lui tendit une enveloppe. Tandis qu'elle restait figée tentant d'encaisser la brutalité des événements, cet anonyme venait lui remettre son dernier salaire sans prendre la peine de la saluer avant de tourner les talons, comme si elle était déjà devenue une mendiante pestiférée.

La situation ne pouvait guère être pire.

Pour l'avenir de la nationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant