Tout est dans le poignet

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Heureusement, le brouhaha qui s'élevait du réfectoire, à l'heure où les salariés se restauraient, couvrait les cris et les rires qui jaillissaient du téléphone d'Hana. L'image n'était pas très nette, tanguant de gauche à droite, de bas en haut, de 25 degrés sud ouest à 70 degrés nord est. Il paraissait superflu de spéculer au sujet de l'état d'ébriété du cameraman.

Malgré l'instabilité des images, Yuki devinait assez nettement son alter ego, dont la conscience lui avait échappé sous l'emprise de l'alcool. Cette jeune fille à la tenue d'étudiante bien éduquée mais au maintien déjà vacillant - Yuki ne pouvait pas le nier - c'était elle. La vidéo réalisée par Hana la montrait assise à une table, en train d'ajuster le tir d'une balle de Ping Pong,  visant d'un œil d'aigle étourdi, les verres  de l'équipe adverse. Elle en comptait cinq disposés en triangle à environ 1 mètre 50 d'elle.

Constatant que Yuki était absorbée par ce qu'elle découvrait et que l'intérêt de ce jeu ne lui semblait pas, d'emblée, évident, Hana lui expliqua:

« C'est un tournoi de beer pong. Là, c'était la première manche. Tu faisais partie de mon équipe. Et franchement, avec tous les verres que tu avais déjà bus,  tu m'as épatée! Surtout que t'avais quand même du mal à articuler une phrase jusqu'au bout.

- Ah oui? Et comment ça fonctionne ce jeu?

- Tu dois envoyer ta balle dans le verre de l'autre équipe...sans le renverser bien entendu sous peine de pénalité. Si tu réussis, l'un des joueurs adverses devra boire toute la boisson, cul sec. L'équipe qui gagne est bien sûr celle qui a réussi à envoyer la balle dans chaque verre, pour les éliminer les uns après les autres. Et le joueur gagnant a le privilège de choisir le gain que l'équipe adverse devra lui offrir comme prix de sa défaite. J'adore ce jeu, il y a toujours un suspense de fou, les scores sont toujours très serrés! D'ailleurs, la communauté des amateurs clôture souvent ses soirées comme ça, avec les derniers buveurs qui tiennent le coup. Elle vient même de créer un tournoi annuel qui réunira une vingtaine d'équipes.

Hana fit défiler une autre séquence dans laquelle Yuki put voir qu'il ne restait qu'un dernier verre à abattre de chaque côté de la table. Sa tenue apparaissait légèrement plus débraillée, un pan de sa chemine sortant de sa jupe, des mèches de cheveux commençaient à vivre indépendamment de sa queue de cheval, comme autant de serpents s'agitant sur le crâne de Méduse. Elle se voyait frapper des mains, hurlant comme un catcheur qui promettait à celui qui oserait le défier de lui faire mordre la poussière après un passage à l'essoreuse de ses biceps.

Le tangage de l'image s'accentua un peu plus, amenant Yuki au bord de la nausée. Le plan s'élargit, elle pouvait à présent assister au duel différé dans une vue d'ensemble.

Sa mâchoire faillit se décrocher quand , de cette façon, elle apprit l'identité de son adversaire. Le choc: son opposant n'était autre que le serveur à moitié nu qui semblait plus sobre qu'elle, à l'image. La vidéo se poursuivit, la balle de Yuki, suivant la courbe d'un incroyable tir arqué qu'elle réussit avec une confiance absolue malgré son ivresse, atteignit le dernier verre.

Célébrant spontanément sa victoire, le public s'empara d'elle et l'éleva à bout de bras au- dessus des têtes qui assistaient au match. On pouvait également savourer l'explosion de joie d'Hana. Dans la seconde, les images s'agitèrent dans tous les sens, Yuki détourna la tête en réprimant un haut le coeur plus violent que les autres.

« Attends, tu n'as pas vu le clou du spectacle... »

Une troisième vidéo s'ouvrit sur un gros plan mettant en évidence les muscles fessiers rebondis du serveur. On l'entendait affirmer : « Ah mais si! Parce que mon noeud papillon a moins de valeur!» Les fesses soudainement animées de secousses, laissaient penser que leur propriétaire s'essayait à un twerk provocateur. L'effet recherché ne se fit pas attendre, des cris de fans hystériques s'élevèrent, parmi lesquels on reconnaissait la voix goguenarde et mal articulée de Yuki qui détonait :

« Allé balance ta ficelle, sale gosse ».

Hana avait élargi le plan une nouvelle fois: le serveur, de dos, faisait doucement glisser les élastiques de son string et le lança par dessus son épaule à la manière d'une jeune mariée offrant son bouquet à des demoiselles d'honneur désespérées de sortir, un jour, du célibat. Les filles, ici numériquement immortalisées, bondirent  sur le trophée. Mais, déchainée, Yuki en prit possession sans difficulté ayant reçu malencontreusement la relique de son adversaire sur le nez, la lutte tourna donc vite court.

"C'est pas possible, je ne me reconnais pas, comment ai je pu oublier tout ça? C'est juste... c'est si.... c'est tellement...c'est pas moi, voilà... et donc comment ai-je atterri dans mon lit, au bout du compte? questionna Yuki, en secouant la tête dans un geste d'incrédulité.

- On a partagé un taxi pour rentrer, je suis descendue avant toi, et je t'ai laissé mon numéro en espérant que tu m'enverrais au moins un message pour me dire si tu étais bien arrivée à destination. T'étais tellement pétée que j'avais peur que tu t'endormes dans le taxi. J'avoue, j'étais quand même inquiète même si on ne se connaît pas plus que ça..."

Ces derniers mots conjugués à la main d'Hana posée délicatement sur la sienne comme témoignage d'attention, attendrirent Yuki. Un silence difficilement interprétable souleva un léger malaise. Ouf! Celui ci fut salutairement interrompu par une sonnerie stridente qui résonna dans le réfectoire, rappelant au personnel que l'heure de satisfaire les besoins physiologiques, qu'ils aient été gastronomiques ou viscéraux, était révolue et qu'il était temps pour chacun et chacune de regagner son poste de travail.

Au milieu de la cohue des salariés qui s'acheminaient dans le couloir principal comme un troupeau en transhumance, Hana fouilla le fond de son sac et, en ayant extrait une carte de visite, la tendit à Yuki.

« Prends ça, Yuki. Pour tes prochaines virées, il n'est pas du tout envisageable que tu sortes dans cette tenue de fugitive échappée d'un couvent. En tout cas, si tu veux qu'on sorte ensemble, tu dois prendre les choses en main pour changer ton style. »

Retournant du bout des doigts la carte qu'Hana lui tendait, Yuki lut à voix haute:

GAY-SHA

L'excellence de l'art corporel

Pas besoin de la télé pour se faire relooker

"Non, mais Hana, t'es sérieuse là?"

Pour l'avenir de la nationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant