La démission du bonheur

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Le silence s'imposa comme la digne marque d'un respect muet adressé par les convives à l'attention des futurs époux. Devancé par le grand patron qui portait la tête haute et le regard tourné vers le pupitre, ceux ci firent leur entrée par la porte principale du service, avec la lenteur tragique qui accompagnent les pas des grands de ce monde, quand les événements les appellent à incarner puissance et autorité. Ils étaient magnifiques dans leurs vêtements blancs portés en deuil de leur vie passée.

Yuki, qui avait été invitée à accompagner ses collègues à la dernière minute, se contorsionnait dans l'espoir de saisir la béatitude amoureuse sur le visage de l'homme et de la femme qui s'avançaient de manière solennelle. 

Elle suspendit son souffle en reconnaissant Toma. Puis, elle se frotta les yeux une première fois et, pensant s'être trompé, une seconde fois. Etait ce une hallucination? Voyait elle un sosie? L'incrédulité figea les traits de son visage quand elle ne put nier que l'heureuse élue au bras de Toma n'était autre qu'Hana, sa partenaire nocturne, sa Hana avec laquelle elle osait devenir une danseuse débridée sous l'empire grisant de l'alcool, celle qui était devenue son unique confidente, que secrètement, elle désirait du fond de son lit et dont elle pleurait honteusement le corps qu'elle ne caresserait jamais, dans le creux de son oreiller.

Impuissante et assommée par la consternation, elle suivit le trio du regard. 

Hana gardait les yeux baissés. Souriant pudiquement, elle s'installa sur son fauteuil, faisant face à Toma qui la couvait d'un regard de coq, insupportable de concupiscence, dégoulinant de convoitise sordide. Des envies de meurtres s'emparèrent subitement de Yuki. Comment était ce possible? Comment Hana avait elle pu lui taire son projet? Pourquoi lui infliger une telle humiliation? Lequel des deux tuerait-elle en premier? lequel des deux avalerait son acte de naissance, qu'elle aura, au préalable, pris le temps de réduire en confettis indigestes?

Le patron s'éclaircit la gorge et débuta une tirade que Yuki n'entendit pas. 

Ne pouvant détacher son attention d'Hana, elle ne parvenait pas à croire que la jeune femme assise au centre du cercle était bien l'amie avec laquelle elle discutait encore quelques minutes plus tôt. Les mâchoires contractées, Yuki retenait avec peine les larmes de colère qui embuaient son champ de vision.

« Chers salarymens, je me réjouis que vous soyez tous et toutes réunis pour honorer nos dévoués Hana et Toma qui s'apprêtent à entrer dans une vie exemplaire, en se choisissant l'un et l'autre comme époux. Avant d'autoriser le partage de l'amitié, je tenais comme chacun et chacune le sait sans doute à souligner l'importance de l'acte qui est posé aujourd'hui devant nous. Hana a pris la digne et admirable décision de renoncer à son emploi dans l'objectif de s'adonner à la satisfaction de son mari et à l'éducation de leurs futurs enfants que je leur souhaite d'avoir en nombre. (Rires) Elle démontre ainsi les qualités dont nous devrions tous être investis et qui devraient constituer l'unique objet de nos efforts ici bas, au cours de nos courtes et insignifiantes existences : la loyauté, l'abnégation mais aussi l'espérance. Oui! mes chers salarymens, l'espérance et la foi dans l'avenir radieux de notre civilisation auquel elle contribuera en faisant don à la nation de jeunes et humbles travailleurs. Hana, ma chère enfant, je te demande de te lever. »

Impressionnée devant l'assistance, Hana obtempéra timidement, le regard toujours attaché à ses souliers.

« Cher salarymens, merci de vous lever également et de bien vouloir vous incliner devant notre dévouée Hana. »

A l'exemple des soldats d'un bataillon surentraîné, les corps s'unirent dans un unique salut, franc et énergique.

« A présent, je ne vais pas retarder plus longtemps le moment que tous attendent. Toma et Hana, je vous en prie. »

S'en fut trop. L'échange du baiser, appuyé et tendre, carbonisa le coeur de Yuki, le livrant aux flammes de la rancune et de la jalousie. Le souffle saccadé, elle sentait son rythme - brûlant de rage- s'emballer dans sa poitrine en feu.

A présent que l'union de Toma et Hana était scellée devant le parterre des invités, la remise traditionnelle des cadeaux allaient pouvoir débuter.

Les collègues, tout à la joie d'offrir leur présent, s'organisèrent en une longue file de distribution. Les commentaires élogieux occupaient toutes les discussions et nul ne prêtait attention à l'attitude de Yuki qui s'était pourtant mue en une potentielle meurtrière. Impatiente et aux prises avec la tourmente, elle se positionna à la dernière place de la file d'attente, de manière à pouvoir s'isoler avec Hana.

Quand son tour vint enfin, elle parvint à feindre un sourire en tendant son paquet à sa traitresse d'amie. Et alors que la jeune fiancée déballait le papier, Yuki entama:

« Eh bien, tu m'en as fait une belle surprise, si je m'étais attendue à ça en me levant ce matin, j'aurai pris une bonne dose de vodka au petit déjeuner...

- Je voulais t'en parler mais je ne sais pas pourquoi.... Oh, s'interrompit Hana découvrant de belles dents blanches dans un relèvement des lèvres mécaniques qui évoquait un sourire hypocrite. Mais quel cadeau original, Yuki, des menottes en moumoute, c'est très drôle!

- Attends, je vais te montrer comment t'en servir sans avoir à te prendre la tête avec les clés. » 

L'anneau se referma sur le poignet de la courtoise Hana qui interrogea son interlocutrice d'un regard naïf. 

Yuki la toisa et déclara froidement :

"Maintenant que je tiens, tu vas venir deux minutes m'expliquer tout ça."

La paire de menottes arrimée au poignet de Yuki, elle emmena Hana sans attendre dans le bureau du chef de service, parti plus loin avec le fiancé et ses invités, s'enfiler quelques sakés derrière la cravate.


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