La Gay-Sha

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Le lendemain de sa conversation avec Hana et par envie de lui faire plaisir, après une nuit de sommeil vierge d'alcool, Yuki avait pris le temps de prendre rendez vous en appelant le numéro indiqué sur la carte de visite. 

Avant de se rendre à Huzomi Bank, elle avait également veillé à rassurer ses parents au sujet de son réveil tardif. Puis, sa journée de travail achevée, elle avait pris la direction de l'adresse inscrite au dos de la carte de visite sans vraiment savoir à quoi s'attendre... Dans son imaginaire, le nom de geisha évoquait naturellement le raffinement mais l'écart orthographique lui faisait craindre une déconvenue.

A l'extrémité d'un dédale de rues, elle s'arrêta sans surprise devant un ochaya, un établissement que le passant éclairé pouvait apprécier comme une sorte de salon de thé traditionnel. Yuki inspira profondément à la recherche d'une bouffée d'audace et activa une petite cloche fixée à l'entrée. 

L'homme qui l'accueillit, d'un âge incertain, était vêtu d'un complet cintré noir, d'une paire de lunettes cerclée de métal doré et de chaussures très conventionnelles. Il s'effaça pour la laisser entrer dans le pavillon fait de bois et élevé sur de fragiles pilotis, une dizaine de centimètres au dessus de la terre.

« Bonjour. Yuki, je présume? Veuillez attendre ici, dans ce vestibule, mademoiselle. »

Sans se faire prier, elle se défit de ses souliers vernis et fit quelques timides pas dans une pièce aux murs tapissés de photographies encadrées, représentant divers personnages haut en couleur, lumineux, un sourire éclatant de joie sur les lèvres. Sur certaines épreuves, figuraient l'avant et l'après, démontrant au visiteur qui en douterait que la Gay-Sha avait le pouvoir de transformer radicalement les vies.

Après avoir inspecté les illustrations murales pour la cinquième fois, Yuki trouvait le temps long et commençait à angoisser. Dans quel état allait elle sortir d'ici?

Fatiguée d'être plantée là, à attendre depuis d'interminables minutes, elle se résigna à prendre place dans un confortable futon. Sa jambe sautillait nerveusement.  Elle envisageait de s'attaquer au grignotage de ses ongles quand le son d'une boîte à rythme, échappé d'une pièce voisine, vint la distraire de son projet d'automutilation.

Elle se leva, intriguée, et entrouvrit le plus silencieusement possible les panneaux de bois derrière lesquels elle pensait trouver l'origine de la musique à la teinte légèrement mélancolique. Au travers du maigre écart séparant les deux portes coulissantes, elle jeta un oeil et aperçut une femme, aux très longs cheveux noirs et habillée d'un peignoir traditionnel, agenouillée sur un coussin, au centre de la pièce. Elle semblait savourer un thé en attendant que démarre le spectacle d'un homme déguisé en Elvis Presley qui s'apprêtait à imiter le timbre du King sur une bande son de karaoké.

Yuki avait toujours méprisé les sosies pathétiques de vouloir être autres qu'eux mêmes mais elle devait admettre que ce Elvis-ci jouissait d'une élégance ténébreuse, capable de défriser toutes les « Maryline » de Las Vegas. Sa voix mélodieuse épousa la bande son lancinante, il chantait «Cant'help falling in love », royal dans son costume noir et or à patte d'éléphant et au col style pelle à tarte. Admirative, Yuki frissonna sous l'emprise de ces cordes vocales veloutées. Ce beau brun aurait même pu arracher des larmes à son coeur tendre de fleur bleue si la prestation n'avait pas été subitement interrompue par la femme aux très longs cheveux noirs.

Cette dernière, drapée dans un luxueux kimono, se leva de manière lente et solennelle. tranchant avec la voix grave du chanteur, Yuki s'étonna des intonations fluettes et discordantes qu'elle entendit:

« Elvis, après toutes ces années de répétitions acharnées, je te déclare prêt! Dorénavant, mon bel éphèbe, tu n'as plus besoin de moi. » On aurait cru la voix d'un homme émasculé.

« Sollicitons plutôt l'avis de ton public, aussi discret soit-il! » Yuki sursauta quand la femme à la voix masculine en mue fit volte face et se dirigea droit vers elle, avec toute la rapidité gracieuse que lui permettait sa tenue.

D'un geste vif, celle-ci écarta les panneaux révélant la présence d'une Yuki honteuse du voyeurisme auquel elle s'était adonné. D'emblée, Yuki fut saisie par sa beauté androgyne, ses prunelles d'un gris couleur de pluie dardaient des éclairs victorieux sur l'espionne. Ainsi, son orientation sexuelle n'était sans doute pas l'unique motivation de ce pseudonyme. Ajoutés à la finesse de ses traits, ses yeux d'une couleur littéralement extraordinaire justifiaient amplement  l'usage de l'appellation Gay Sha comme une référence à Chiyo, héroïne du livre d'Arthur Golden.

« Alors, jeune Yuki? Repris la relookeuse, avec une indulgence toute nouvelle,

- Euh... oui, c'était très bien, sincèrement... » bégaya Yuki, décontenancée. 

Ému par ce compliment aussi pudique qu'inattendu, Elvis exécuta un humble salut empli d'immense reconnaissance et quitta la pièce, paré à s'élancer vers une carrière d'artiste à l'espérance inextinguible à défaut d'une réussite certaine.

L'immobilité silencieuse de son hôte incita Yuki à entrer dans la salle. Le sol était recouvert de tatamis. Outre une table basse entourée de coussin, la pièce était exempt de mobilier.

« Cindy, Claudia, Eva et Kate, Norbert! » appela la gaysha en frappant des mains.

Devancées par l'homme entre deux âges qui avait accueilli Yuki, quatre jeunes filles habillées de kimonos plus modestes que celui de la Gay Sha, sortirent d'un autre panneau coulissant et s'alignèrent devant Yuki.

« Nous vous écoutons.

- Fade, déclara Cindy

- Inexistante, poursuivit Claudia

- Fayote, jugea Eva,

- Inintéressante, estima Kate,

- Je dirais résolument mémère... Norbert s'exprima en bougeant la tête de droite à gauche, blasé, dans un geste de dépit qu'il ne prit pas la peine de contenir. » 

La Gay-Sha acheva ce tour de piste d'une phrase sentencieuse: « Affreux affreux affreux, ton look, ma jeune Yuki, ne vaut pas mieux que cette liste non exhaustive de qualificatifs peu glorieux, le concèdes-tu?

- Bah, j'imagine que je dois me rendre à l'avis de la majorité, même si je trouve que vous exagérez un peu quand même... »

Sans s'attarder sur l'avis de sa cliente, la Gay-Sha claqua des doigts et son escadron d'assistantes se dispersa instantanément. L'une s'en alla ouvrir deux autres panneaux. L'autre tira Yuki par la main dans cette nouvelle salle qui faisait office d'immense dressing, les deux dernières assistantes ajustèrent un miroir sur pied qu'elles installèrent face à Yuki.

Nouveau claquement de doigts. Sous les mains gracieuses des assistantes, agiles et déterminées, d'une redoutable dextérité, Yuki se retrouva en sous vêtement devant son reflet.

« Magnifique, magnifique, jeune Yuki, ton corps est digne des plus belles sculptures florentines, nous allons faire des merveilles! En revanche, je dois te dire que ce prénom ridicule - Yuki, c'est fini ma chérie! On n'est pas dans un salon de toilettage pour caniches... Mais, avant de te baptiser, nous avons quelques séances de travail à abattre, alors commençons sans attendre »! 

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