Eh bien oui, la situation pouvait être pire. A l'heure du déjeuner, Yuki en fit l'amère expérience en rentrant sous une pluie battante au domicile parental, comme une paria détrempée cherche un refuge pour cacher son indigence.
Mama et Chichi avalèrent leurs sushis de travers quand ils virent débarquer leur fille, dont l'allure laissait entrevoir le drame qui ne tarderait pas à s'abattre sur la paix vacillante et précaire de leur foyer. Les cheveux décolorés de leur fille cadette, habituellement ordonnés avec soin, dégoulinaient le long de son visage. Collés à ses joues par paquet tentaculaire, ils offraient au crâne de Yuki l'air d'un rocher sur lequel se serait collé un poulpe désespéré par la violence des vagues. Ses orbites noircis par un mascara liquéfié , abritaient désormais des yeux désolés et fuyants. Refermant la porte d'entrée derrière elle, elle se déchaussa, retira sa veste gorgée d'eau et, comme un automate, s'assit sans un mot à la table de la cuisine.
"Tu ne devrais pas être au travail?" Interrogea Mama, d'une voix étranglée par l'angoisse.
Mue par l'instinct maternel, celle-ci déposa devant Yuki un bento, l'invitant à goûter les sushis, sashimis et yakitoris qu'elle avait pris le temps de préparer plus tôt dans la matinée. Mais Yuki, l'estomac rétracté, repoussa le plateau et répondit:
"Si je suis rentrée, c'est que mon patron n'a pas voulu que je prenne mon poste ce matin.
- Pour quelle raison, tu n'allais pas bien? Vu l'heure à laquelle tu es partie ce matin, tu es sans doute malade?"
Chichi avait posé cette question en laissant poindre un certain mépris à l'égard de Yuki dont il estimait qu'elle s'était toujours beaucoup trop écoutée. Il n'avait pas changé: intransigeante et immuable figure paternelle exigeant l'infaillibilité de ses rejetons au point où, tout au long de leur prime jeunesse, son frère aîné et elle avaient souvent été contraints d'endurer d'interminables journées d'école que leur père leur imposait par tous les temps et tous les maux, les typhons, les grippes, la fièvre ou les gastro-entérites.
Yuki gardait le regard baissé sur son plateau. Elle redoutait sa réaction. Elle savait qu'elle n'avait pas d'autres choix que de leur apprendre son licenciement. Dans la journée, Huzomi Bank allait transmettre au ministère de la sécurité publique la preuve de son nouveau statut. Ainsi, la perte de son emploi serait consignée dans le Grand Registre Familial réglementé par l'Etat. Cet arbre généalogique retraçant l'histoire des familles du pays porterait désormais le fruit de son opprobre et, grâce à la technologie numérique, la nouvelle serait notifiée dans la foulée à tous les membres du foyer, y compris à son frère qui avait permis son embauche au sein de la prestigieuse entreprise.
"Non, j'ai été remerciée...osa Yuki, à peine audible.
- Remerciée ? Tu veux dire qu'on t'a donné la journée pour saluer la qualité de ton service? insista Chichi.
- Non, je veux dire que j'ai perdu mon emploi. "
Le silence qui s'installa sembla assourdissant. Dans l'absence de mots, Yuki entendait le cri du choc, le hurlement de la colère et la plainte de la déception. Dans un geste de défi, elle releva la tête et fixa son père avec une arrogance folle. Les iris noirs de Chichi s'embrasèrent alors qu'il toisait sa fille, le visage défiguré par une grimace de dégoût.
D'une voix chevrotante sous l'effet d'une émotion difficilement contenue, il décréta:
"Pas de célibataire parasite chez moi.
- Je vais retrouver un emploi, ne t'inquiète pas Chichi. Je reconnais que ces derniers temps, je me suis laissée aller mais....
- N'en dis pas plus, je lirai le registre. De tes explication fumeuses, je ne veux rien entendre. Aucune excuse ne peut justifier la honte que tu viens de jeter sur notre famille. Quand je pense à ton frère, si exemplaire, que va-t-on penser de sa façon d'occuper son poste de cadre au parti de la renaissance, maintenant que tous sauront que sa propre soeur n'a pas honoré le privilège qui lui a été accordé?"
Son poing s'abattit sur la table avec un bruit lourd, semblable au marteau d'un juge proclamant une sentence.
Les sanglots et reniflements de Mama ajoutèrent une musique lancinante au mélodrame qui se jouait.
"Je suis sincèrement désolée.
- Si tel est le cas Yuki, tu ne peux pas continuer à vivre au sein de notre foyer sans avoir racheter ta faute. Je n'accepterai ton retour sous aucun prétexte sauf si tu parvenais par miracle à accomplir un acte héroïque pour ta nation et qui permettrait de racheter l'honneur de notre lignée."
Yuki, le regard implorant, naviguait du visage larmoyant de sa mère aux traits impitoyables de son père. Comment pouvait on asséner pareille punition à sa propre chair?
"A présent, va-t-en!"
Yuki sentit la fêlure de son cœur s'élargir en une fracture irréparable. A travers elle, des flots de violence incandescente jaillissaient cherchant un brin d'herbe, une pierre, un corps à brûler dans sa chaleur dévorante. Elle se leva soudainement et renversa le plateau de bento d'un revers de la main. Puis, elle s'enfuit dans sa chambre où elle ponctionna quelques affaires: cinq petites culottes, autant de soutiens gorge, cinq paires de chaussette, deux ou trois pulls et deux pantalons, sa brosse à dent, son maquillage, sa brosse à cheveux, sa mousse coiffante. Elle espérait que ses parents la supplieraient de réintégrer le foyer d'ici une semaine maximum.
Chargée de son baluchon, elle traversa la cuisine, enfila sa veste imbibée d'une eau céleste et quitta l'appartement sans un mot ni un regard envers ceux qui venaient de la renier pour ne pas faire tache sur la magnifique photo de famille que tout le monde devait leur envier. Elle claqua la porte d'entrée pour mieux crier sa rage à la terre entière.
Dans l'ascenseur, tremblante sous ses vêtements trempés, elle s'empara de son téléphone. Ne sachant qui appeler, elle composa le numéro de Sid. Celui ci répondit assez rapidement. Aux sons qu'elle entendait et à la manière dont il décrocha, Yuki devina qu'il était dans une soirée assez animée. il semblait heureux de l'entendre. Emue, elle lui expliqua rapidement la situation en tentant de taire son absolue détresse. Il s'était tu quelques secondes, lui avait demandé d'attendre son appel avant de raccrocher brutalement.
Elle espérait pouvoir lui faire confiance. Dehors, la pluie n'avait pas cessé. Elle patienta dans le hall du bâtiment, comme un lion rugissant dans sa cage. Qu'allait elle faire de sa peau s'il ne la rappelait pas? Une dizaine de minutes, étirées jusqu'à l'infini, s'écoulèrent avant que Sid ne la rappelle. Elle décrocha avec l'irrésistible tentation de le bénir mais se contenta d'un traditionnel:
"Allo?
- Yuki, je ne vais pas pouvoir venir te récupérer. Je ne suis pas en ville. Mais j'ai appelé un ami qui va te conduire dans un lieu où tu pourras te remettre de tout ça avant d'envisager la suite. Il devrait arriver d'ici un quart d'heure. Pour que tu sois sure de le reconnaître, note qu'il conduit une Hakura Intégra rouge et qu'on l'appelle Normann."
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Pour l'avenir de la nation
General FictionEntre plaisir et soumission, dans un monde où l'individu doit s'oublier dans l'intérêt collectif, l'alcool peut être mis à contribution de l'effort national pour garantir la prospérité de l'Etat et de son économie. La démographie du pays est en chu...