Chapitre 15 : Paradoxe équinoxe

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Depuis combien d'heures, de jours étais-je coincé là ? La solitude m'ôtait peu à peu la parole. Je ne savais à présent communiquer qu'en poussant de longs gémissements endoloris. Le poignard qui m'avait entaillé la chair et le coeur s'était décuplé. Des milliards de lames poussaient sur mon dos comme les écailles d'un dragon. Je mourais au moindre mouvement de la trotteuse sur l'horloge. Le poison suivait le court de mes veines à une vitesse sensationnelle. Il me paralysait. Mais au moins, je n'avais plus à penser à rien. Sa force me possédait, et je me laissais faire. Il me rendait plus puissant, plus solide. Je le connaissais à présent. Je déglutis une goutte d'eau en guise de reste d'existence, mais elle s'évanouit dans le bassin d'encre empoisonnée. Autour de moi, rien. Le néant. Le froid. Une fumée noire. Toujours aussi épaisse, aussi contagieuse. Comment trouver le salut dans un livre où toutes les pages sont entachées de vapeurs toxiques ? Ma vie aurait dû être ce roman. Il avait déjà été écrit, je n'avais qu'à réécrire l'à peu près de mémoire. Pourtant, même en connaissant la chute de ce bonheur si simple déjà vécu, j'échouais. Je ne savais battre que la victoire. 

Mon crâne s'embuait de rêves de tissus respiratoires déchirés. Mon coeur jouissait d'un monstre géant qui grimpait dans mes envies les plus profondes. Il s'en détachait de plus en plus et finirait par les engloutir totalement. Je le savais. Je le sentais. Depuis la première fois où j'avais été projeté en dehors de chez moi. Et même si je comprenais maintenant que j'avais aimé ce garçon à la fois comme un frère mais surtout comme un amant, mes mains ne seraient plus jamais capables de lui offrir de l'or. Mon monstre ne créait avec sa puissance malsaine que du charbon. Et puis... Et puis qu'importe de cultiver de l'or dans des paumes qui ne peuvent plus porter de coeur ?Je n'avais plus le coeur sur la main. Les mains ont étranglé les yeux ébènes auxquels je tenais à la prunelle de mes propres yeux. J'avais aspiré le sombre côté de tes yeux langoureux pour compléter mes ténèbres égoïstes. Thomas, sans même que je puisse te le déclarer, mon amour t'avait tué. Sans même voir mon meurtre, je n'avais qu'à l'avoir entendu pour le comprendre. Ton cri avait été limpide. Quant à elle... Elle ! Responsable de tous nos malheurs, dispersés aux quatre coins de la frise chronologique... Elle voulait jouer. Très bien. On allait jouer. J'allais créer mon armée de pions pour déjouer le plateau d'échec qu'elle nous avait imposé. Les idées fusaient comme de la dynamite au fond d'un champ d'orties. Bientôt, plus personne ne m'enlèvera le peu de vie qu'il me reste. J'ai déjà tant de mal à m'occuper de respirer correctement... je n'allais pas sauver le monde indéfiniment à travers toutes les époques ! Inspirer la puanteur de l'égoïsme des autres et expirer les flammes que ma créature m'avait donnée. C'était tout ce qu'il me restait. 

Maintenant que le monstre aux écailles de lames avait remplacé la compagnie de Thomas... J'allais combler ses envies. Je n'étais déjà plus moi-même, je ne pouvais qu'être le fantasme d'une sculpture d'ombre terrifiante. Son poison grâcieusement offert guidait déjà mes mouvements plus décidés. On a toujours démontré à quel point les ombres de l'esprit pouvaient entâcher à jamais les bonnes âmes qui nous entourent. Mais pourtant, ayant vécu en un mois plus d'émotions diffuses et destructrices que n'importe quel autre humain, je pouvais témoigner d'une chose :  le bien et le mal n'existe pas. Si tel avait été le cas, alors on ne m'aurait pas arraché une étoile vitale dans mon ciel du 21ème siècle. M'arracher ainsi une partie de mon organe respiratoire pour me faire mourir sans aucune raison... Ce n'est pas ce que j'appelle la justice entre haine et amour. J'aurais voulu hurler à cette folle que la respiration mécanique ne faisait pas tout. J'aurais voulu lui repasser comme un vieux film tous les souvenirs en noir et blanc, dans lesquels j'avais ressenti plus d'air bénéfique à ma vie grâce à un homme bouclé, plutôt que grâce à de l'oxygène. J'aurais voulu lui écrire avec mon propre sang à quel point je n'allais pas survivre si cette jolie boucle n'était plus là. Mais les regrets étant plus froids que mon âme à cet instant, je voyais très nettement cette voyante prendre cette libre boucle et y faire un noeud que je ne pourrais jamais délier. Le noeud coulissait plus près de ma gorge jusqu'à l'étranglement. J'avais mal, mais je ne pouvais plus pleurer. Les larmes, ce don magnifique qui n'obéit qu'aux ordres du coeur n'étaient réservées qu'à l'ébène. Désormais, je ne les donnerais en offrande qu'à ces yeux d'ébène. Mais comme ils s'étaient brisés, je ne pleurerais sans doute jamais plus. Tant mieux. La faiblesse ne se logera plus dans les recoins de ma vision.

Je me sentais devenir fou, je n'étais pas assez inconscient pour ne pas le remarquer. J'étais en période de mort lente. Je pouvais décrire toutes les nuances du noir et de l'invisible. Toutes se dévoilaient, une par une, devant mes yeux. Chaque nouvelle couleur étant toujours plus percutante, toujours plus glaçante, lointaine mais à la fois étrangement intime. 

J'étais en train de renaître. Mon dernier souhait est que le monstre prenne ma place, et que le monde entier laisse le vrai moi en paix. Je n'avais plus la force de continuer à être moi-même sans lui. Arracher la moitié de mon âme ainsi laissait de la place pour une autre âme complètement à l'opposé de l'ancienne. 

Une âme sans pitié, qui ne sourirait jamais sauf par cynisme, et qui ne pourrait jamais effleurer les yeux d'ébènes sacrés, tellement les siens serait d'un bleu glaçant insensible.


Adieu Thomas.

{ Terraink } - Notre Conquête IntemporelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant