Chapitre 5

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Keran

Je réalise en envoyant mon message à Zéline, que c'est le premier que je lui envoie. Notre fil de conversation est une page vierge, avec comme première bulle :

[Dépose minute]

Pas terrible comme entrée en matière, mais je suis incapable de terminer ma phrase par une politesse. Après tout, si nous en sommes là tous les deux c'est de sa faute. Bien qu'on ne m'ai pas laissé le choix, ça ne veut pas dire que j'accepte la situation. Et ça n'a rien à voir avec cette histoire de chantage et d'héritage, si je le fais, c'est uniquement pour ma mère.

« Prends soin d'elle » m'a-t-elle supplié. Je la revois, les yeux autant chargés de larmes que de terreur.

À l'arrière de la berline, je suffoque. Même si Stan, mon chauffeur, a laissé l'air conditionné en marche, j'ai la sensation d'être pris dans un étau. Penser à cet instant passé avec ma mère me retourne l'estomac, le cœur, la raison... Je sors avec empressement. Dehors, le brouhaha des passagers et le mouvement de la foule devraient finir de m'achever mais c'est tout le contraire. Il y a de l'espace, il y a ce petit air frais du soir qu'il fait bon de respirer. Il y a tous ces panneaux qui m'indiquent que je suis chez moi, à New York. Je maitrise, je maitriserai la situation.

Mon téléphone vibre dans mes mains. C'est un message de Zéline :

[Carrousel à bagages]

Elle est aussi expéditive que moi, parfait. Au moins, nous sommes sur la même longueur d'onde. Je profite du temps qu'il me reste en solitaire pour remplir mes poumons. Elle ne devrait pas tarder à arriver. J'essaie de mettre de côté que pendant un an je vais devoir me coltiner cette nana dans les basques. Je détends mes mâchoires, me force à adopter une position décontractée. Je fourre mes mains dans les poches de mon pantalon, fais craquer ma nuque et prends appuie contre la portière, les jambes croisées. Je bascule la tête en arrière, ferme les yeux et pense à ma soirée à venir avec Eloïse. Voilà, rien ne va changer. Je mènerai la même vie, garderai les mêmes habitudes.

Même au boulot, puisque personne ne saura que Zéline est une Kavanagh. Aux yeux de tous, elle sera la fille d'un client important de l'entreprise que mon père nous a imposée.

J'essaie de me satisfaire du peu de considération que mes amis et employés vont avoir pour elle.

— Salut.

Voilà, elle est là. Dans ma tête un compte à rebours se met en marche quand j'ouvre les yeux directement sur elle. Chargée comme une mule, d'un sac à dos, d'un sac à mains et de deux valises à roulettes, elle tente de reprendre son souffle. J'imagine à peine son périple dans l'escalator avec tous ses bagages. Les cheveux complétement désordonnés, les joues rougies par l'effort, le regard hagard, elle me fait penser à une chienne errante.

— Salut, réponds-je.

Je ne m'attarde pas plus que ça sur son air désespéré et ouvre la portière pour m'engouffrer dans la voiture et reprendre ma place à l'arrière. Je ne l'aide pas, de toute façon Stan est déjà à pieds d'œuvre devant elle et récupère ses sacs pour les ranger dans le coffre. Je les entends se présenter, Zéline lui donne une adresse dans le Queens. Stan ne répond pas, comme je le lui ai demandé. Je sais que les parents ne lui ont pas dit qu'elle ne vivrait pas là-bas. Ils ne voulaient pas la décevoir et sans doute aussi éviter de devoir parlementer.

Quand elle pénètre dans l'habitacle et s'assoie à ma gauche, je sors mon téléphone et fais mine de checker mes mails professionnels. Stan démarre et nous quittons l'aéroport de John F. Kennedy.

The Shadow Of Your HeartOù les histoires vivent. Découvrez maintenant