ZélineQuand la voiture s'arrête en plein cœur de Manhattan, j'ai encore la tête engourdie par les paroles acrimonieuses de Keran. Si j'ai eu la force de ne pas exploser et de ne pas demander à son chauffeur de m'arrêter devant n'importe quel hôtel, je crains de ne pas pouvoir survivre à une journée entière avec lui. Ma seule chance pour aujourd'hui, c'est qu'il est assez tard pour que je puisse me cloitrer dans ma chambre jusqu'au lendemain.
Lui et Stan sortent de la voiture, et après une grande inspiration, pour me donner du courage, je les rejoins à l'extérieur. Une fois sur le trottoir, mes pieds se figent et mes yeux grimpent lentement les briques rouges du bâtiment devant moi, qui s'étend très haut dans le ciel. J'ai les jambes qui flageolent. Ici, tout est immense, tout est hors norme et disproportionnée : même les feux de circulations qui planent au-dessus des avenues. J'aimerai vraiment pouvoir dire que c'est à cause de ça, des bruits de la ville, des odeurs fortes de moteur et de la foule qui piétine, que je me sens mal à l'aise, mais je sais qu'il s'agit de ma déception et de tous mes regrets. Je suis loin de l'idée que je me faisais de ma vie, de mon appart avec Pam, de San Francisco et des petites agences publicitaires que je convoitais. J'accuse une nouvelle fois le coup.
Si mon père m'a imposé de devoir travailler avec Keran, je pensais qu'il me restait au moins le loisir de contrôler où j'allais pouvoir vivre.
Je m'étais trompée.
— Mlle Kavanagh ?
C'est Stan. Je cligne des yeux sur le géant brun qui me tend mon sac de sport. Je le récupère et il me désigne l'entrée de l'immeuble d'un hochement de tête. Faite de grandes portes en fer doré, bordée de carrés de verdure, elle est abritée par un porche en toile bleue roi au-dessus duquel est inscrit : « Underwood » en lettres d'or. Devant, un homme, vêtu d'un uniforme sombre et d'une casquette brodée, tient l'une des portes ouvertes et le reste de mes bagages. À ses côtés, Keran semble s'impatienter, je m'active à les rejoindre. Si j'ai été assez stupide pour tenter l'humour avec lui, je ne suis pas encore folle pour pousser sa colère à son maximum.
Aussitôt à leur hauteur, Keran se presse à l'intérieur du bâtiment, Eddy, comme l'indique la plaque sur son gilet en satin doré, me salue chaleureusement :
— Bonsoir, Mlle Kavanagh, bienvenue à Underwood. Je suis le doorman de l'immeuble et je me tiens à votre entière disposition en cas de problème.
Je souris à l'homme roux, au teint cristallin qui doit être à peine plus jeune que mes parents.
— Bonsoir, Eddy, merci.
— Il n'y aura aucun problème, aboie Keran depuis l'intérieur.
Je ploie mes poumons dans une grande inspiration et grandis mon sourire pour masquer mon irritation. Mais à quel moment Keran sera-t-il « normal » ?
Eddy se redresse, s'empare de mes bagages et m'intime de rentrer dans l'immeuble. Je passe la porte et si un tapis en velours rouge étouffe le bruit de mes pas dans ce hall en marbre beige, rien ne semble atténuer le bruit des battements de mon cœur dans mes tempes. Dessous les immenses lustres de cristal suspendus à au moins trois mètres de haut, je me sens ridiculement petite et certainement pas à ma place dans ce jean usé.
Nous dépassons des fauteuils en cuir blanc devant lesquels une table basse a été agrémentée d'un bouquet de fleurs et sur laquelle a été déposé The New York Times. Juste en face, je devine les appartements d'Eddy comme l'indique la plaque gravée « Conciergerie » au-dessus d'une porte aux vitres martelées. Nous arrivons devant des ascenseurs. Keran est devant l'un d'eux. Droit comme un piquet, face aux portes, il explique d'une voix monotone :
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The Shadow Of Your Heart
RomanceKeran déteste Zéline, sa soeur adoptive. Parce qu'elle a pris la vie d'une autre qui lui était essentiel, parce qu'elle est l'illusion de certain et surtout parce qu'elle ne remplacera jamais sa vraie soeur. Malgré les années et la distance, sa ran...