01 - Havre

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Les pavés inégaux sous ses pieds l'agaçaient autant qu'ils lui faisaient plaisir. Colette n'aimait pas particulièrement manquer se rompre une cheville à chaque pas, mais elle aimait sa destination : au bout d'une grande et longue allée pavée à l'ancienne, une grande bâtisse rénovée dans son style original, celui de la vieille ville, l'attendait.
Elle monta les quelques marches jusqu'à la porte, saisit la poignée et tira, le cœur battant.

Il lui semblait que cela faisait des siècles qu'elle n'était pas venue. Elle avait connu, à son sens, plusieurs cycles de vie depuis. Pourtant le musée n'avait pas changé : elle pénétra dans un grand hall à la moquette bleu gris. De magnifiques statues encadraient l'entrée et face à elle un guichet d'accueil abritait une hôtesse à l'air sympathique. Sur sa droite, un grand escalier de marbre montait à l'étage et entre l'escalier et l'accueil, une grande salle s'ouvrait. À sa gauche, une autre salle appelait les visiteurs pour commencer une enfilade de salles où les œuvres se classaient par époques et par styles.

Elle se stoppa au milieu du hall, savourant l'atmosphère calme et paisible du lieu. Quelques visiteurs chuchotaient au loin, d'autres faisaient entendre le son de leurs pas sur le parquet ancien et grinçant. Un autre jour, peut-être qu'elle prendrait le temps de reprendre l'enfilade des salles et d'apprécier chaque tableau. Mais aujourd'hui, elle était là pour un en particulier.

Elle se dirigea directement vers la salle face à elle.

Elle était telle qu'elle s'en souvenait : une statue représentant le péché originel dans le coin à sa gauche. D'immenses tableaux en clair obscur sur les murs et des portes ouvertes pour mener à deux autres salles, respectivement à gauche et à droite d'elle, et un grand piano à queue magnifique.

Le tableau qui l'intéressait se trouvait à sa gauche : immense, il la surplomblait magnifiquement. Elle fit quelques pas, recula vers le centre de la salle et s'assit en tailleur à même le sol, déposant sa besace au creux de ses bras, comme un coussin. Elle sentit bien quelques visiteurs la regarder étrangement. Elle s'en moquait. Elle ne concevait pas la visite d'un musée autrement. Elle ne concevait pas de contempler ce tableau autrement.

Le fond gris faisait ressortir les habits colorés et vifs des deux personnages : un homme tenant un luth et tournant la tête vers une femme dont il tenait la main. La femme était la plus visible et la plus vivante, paradoxalement, du tableau, avec sa jupe jaune. L'air paniqué, elle montrait du doigt la sortie d'une grotte tandis qu'une petite créature démoniaque surgissait derrière elle pour l'attraper et la ramener en arrière.
La femme était le centre du tableau et de l'histoire, littéralement. Un mythe tragique qui confirmait à Colette qu'on ne pouvait pas compter sur un homme : Orphée était allé jusqu'aux Enfers pour charmer la mort et ramener sa fiancée... Mais il avait manqué de confiance en son amour et son envie de le suivre dans un retour à la vie de couple. Résultat, elle était morte une seconde fois.

Elle allait se lancer dans des considérations philosophiques lorsque de petits pas s'arrêtèrent près d'elle, accompagnés de pas adultes.

- Excusez-moi Madame, vous faites quoi ?

Colette releva les yeux vers un garçon, d'une dizaine d'années à peine, accompagné de ses parents. Ceux-ci avaient un sourire gêné mais le regard aussi curieux que le visage de leur fils. Elle leur fit un grand sourire.

- J'écoute ce tableau, répondit-elle.

Le petit garçon prit un air perplexe, les sourcils froncés et la bouche pincée pour réfléchir.

- Tu veux apprendre à écouter aussi ? proposa Colette après quelques secondes
- Oui !
- Parfait. Je m'appelle Colette. Comment tu t'appelles ?
- Clark.
- Et bien Clark, tes parents et toi, asseillez-vous avec moi, c'est la première étape.

Le garçon obéit aussitôt, très excité, et se mit tout près de Colette. Ses parents hésitèrent un instant avant de s'asseoir près de leur fils.

- Dis-moi Clark, qu'est-ce que tu vois ?
- Deux personnes et un drôle de personnage.
- Comment sont ces personnes ?
- La fille, elle a peur, dit-il après un instant de réflexion.
- Pourquoi à ton avis ?
- Peut-être parce que le garçon l'emmène et qu'elle ne veut pas ?

Merveilleux, se dit Colette en souriant de plus belle. Elle adorait entendre l'imagination des gens, et en particulier celle des enfants. Elle se souvenait avec émotion et tendresse d'une description de la statue du péché originel comme celle d'une femme avec une pierre magique permettant de contrôler les serpents.

- Et elle essaie de faire quoi alors ?
- Bah elle montre le gars à sa créature pour qu'elle la sauve ?
- Incroyable. J'aime beaucoup ce que te dit ce tableau.
- Alors il m'a parlé ?
- Et oui. Écouter un tableau c'est avant tout le regarder, regarder ses couleurs, ses personnages, les actions et essayer d'imaginer l'histoire qu'il raconte.
- Trop bien ! Je peux recommencer ?
- Bien sûr. Ça marche sur tous les tableaux. Et sur toutes les statues aussi. Mais attention, pour que ça fonctionne bien il ne faut rien savoir du tableau et de la statue. Une fois que tu les as écoutés, là tu peux essayer d'en connaître la vraie histoire.
- Et c'est quoi la vraie histoire alors ?
- La fille s'appelle Eurydice. Et le garçon Orphée. Ils étaient amoureux mais Eurydice est morte. Alors Orphée est descendu dans le royaume des morts, les Enfers, pour aller la chercher. Il a joué une musique si belle au roi des morts qu'il a accepté de la laisser partir mais à une condition : Orphée ne devait pas se retourner pour regarder Eurydice avant d'être sortie des Enfers. Sur le tableau, la sortie de la grotte que tu vois à droite, c'est la sortie des Enfers. Et tu vois Orphée en train de se retourner. Tu as raison, Eurydice a peur et elle pointe la sortie pour empêcher Orphée de se retourner... Mais c'est déjà trop tard. La créature tout à gauche, c'est une créature des Enfers qui s'apprête à emmener Eurydice pour qu'elle retourne au royaume des morts...

Elle accompagna ses explications de gestes pour désigner ce dont elle parlait. À la fin, Clark resta songeur un instant.

- Si Orphée était vraiment amoureux d'Eurydice il ne se serait pas retourné, finit-il par conclure.

Colette rit doucement, la main sur la bouche pour ne pas déranger d'autres usagers qui s'étaient arrêtés pour les observer.

- Peut-être, ou peut-être qu'il avait trop hâte de la revoir. On ne sait pas vraiment. Chacun décide de comment il interprète l'histoire...
- Toi tu l'interprète comment ?
- Moi ?
- Oui.

Colette prit le temps de réfléchir à ses mots, les yeux posés sur le tableau. Bien qu'impatient, Clark comprit qu'il devait attendre.

- Et bien, lui dit-elle finalement, je pense qu'Orphée était très amoureux d'Eurydice. Il a fait beaucoup de choses pour l'aider après tout... Mais il manquait de confiance. En elle ou en lui je ne sais pas vraiment. Toujours est-il que ça a été fatal...

Le silence s'installa dans leur petit groupe tandis que Clark jaugeait sa réponse. Les parents du garçon écoutaient sans trop savoir quoi faire ou dire.

- D'accord, conclue-t-il. On peut faire pareil avec un autre tableau ?

Colette sourit.

- Si tes parents sont d'accord, alors moi aussi.

Le garçon sauta de joie et lui prit la main pour l'entraîner dans la salle suivante.

C'était peut-être ça qu'elle préférait finalement dans les musées : le partage.

ColetteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant