Quatre et demi. ✷ Le champ.

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Avril 2012, Albanie. ✷ KRISTJAN.

⸺ Henrik ! Henrik, regarde !

Vêtu d'un marcel blanc ( que son père portait tout le temps, alors il a adopté ce style pour lui ressembler ) et d'un short trop large ; totalement volé dans l'armoire de son grand frère, Kristjan Asllani crie le nom de son aîné, Henrik, sans arrêts. Henrik ! Henrik ! Henrik !

⸺ Non mais Henrik !

Ah Henrik... Lunettes de soleil sur la tête, il se vente de son dernier match de football auprès d'une fille. Dans son dos, ses ( anciennement longs ) cheveux bruns, coupés courts par sa mère avec des ciseaux de cuisine ; un drame dans la famille, commencent à repousser doucement. Et Kristjan continue. Son doigt entaillé par les travaux manuels auxquels il s'essaie depuis le début des vacances scolaires pointe un engin agricole qui attire son attention. ( Et son frère en a rien à faire. Il faut le comprendre ! C'est à Veline et son joli sourire qu'il parle. )

⸺ Putain, quoi ?

L'adolescent de quatorze ans a d'autres préoccupations que ce maudit tracteur qui fascine soudainement son cadet, debout sur un muret. Ses genoux sont recouverts de cicatrices, blanches et irrégulières, et ceux de son frère le sont également. Est-ce là un reflet de leurs cœurs ? Henrik souffle et ses yeux bruns, tout deux bordés de cils fins ( lâchant avec regrets le regard de Veline, sa petite amie ) suivent enfin la direction de ceux de Kristjan. Là, le garçon sourit. Ce n'est pas une blague. Il sourit. Pour la première fois depuis « l'accident de papa », les lèvres de ce garçon sont joyeusement étirées vers ses oreilles rougies par le soleil. Et sous son regard brûlant, c'est leur vie qui semble petit à petit reprendre ; bulle de chaleur rassurante pour leurs corps laissés à l'abandon dans une chambre froide. ( Celle où ils s'enferment. )

⸺ Regarde, c'est un champs de maïs ! Tout près de chez nous, bordel. Tu sais ce que ça veut dire, hein ? ( Ses dents plantées dans sa lèvre inférieure, Kris glousse. Ses chevilles se tordent sous les pas qu'il effectue, se trémoussant gaiement. Il est intenable ce gamin. )

Il secoue la tête de gauche à droite et sa bouche se tord lentement. ( Il savait que c'était une mauvaise idée que son petit frère se ramène à son rencard, il savait également qu'il ne pouvait rien refuser à sa maman Belina. ) Henrik ne veut pas faire ça. Henrik veut enfin faire une chose pour lui. Mais Henrik, sais-tu dire « non », mon enfant ?

⸺ Nan, Kristjan. On ne fera pas ça. C'est mort. ( Qui croît-il duper ? )

⸺ Oh que si. Eh Veline, t'as déjà joué à « Cache-Cache Maïs » ? ( Et ses joues brûlent, à force de sourire. )

Ses petites mains ( que des résidus de peintures couvrent encore ) enfouies dans les poches avant de sa salopette, Veline Elezi se met sur la pointe des pieds, décollant le talon de ses bottes de pluie du sol. Le bracelet accroché à son poignet brille sous les rayons du soleil. Mais pas autant que ses yeux.

⸺ Mh, non. Mais ça à l'air marrant.

⸺ Super !

Et Kristjan s'élance vers les épis, ne se souciant même pas d'être suivi par les deux adolescents. Veline, dont le vent caresse doucement le visage, jubile. Une voiture passe à toute vitesse sur la route devant laquelle ils sont, deux gamins assis à l'arrière. L'un d'eux à sa langue collée sur la vitre de sa portière. Puis Henrik lui donne un coup dans les côtes et la rousse éclate de rire. Elle n'a pas accepté pour faire plaisir à la version jeune du fils Asllani mais bien pour embêter le plus grand ⸺ et il le sait parfaitement.

⸺ Alors venez ! Dépêchez-vous.

Puis, malgré la réserve qu'éprouvait Henrik, Veline attrape sa main et ils rattrapent Kristjan, surexcité. Le jeu doit se dérouler ainsi : le Compteur se place, en début de partie, à l'entrée du champ ( et nul part d'autre ! ) puis les yeux fermés et placé de dos, il compte jusqu'à cent ou plus ( si son âge et ses connaissances ne lui permettent pas d'atteindre ce nombre, il est autorisé à s'arrêter avant ) et les Cachés vont se mettre dans l'endroit qui leur semble le plus opportun ( la réalité étant, que dans un champ, les cachettes sont un peu réduites ) et la partie commence.

Quelques cris sont poussés, quelques jurons sont lâchés par les plus grands, quelques bousculades entre les deux frères et quelques regards lancés par Henrik à Veline. Quelques parties qui finissent par une victoire de Kristjan, quelques parties où il finit en pleurs. Une fois la dernière partie terminée, l'écho de leurs rires en suspend dans l'air, le champ doré et émeraude pris comme un champ de bataille, leurs vieilles chaussures remplies de terre et leurs têtes remplies de souvenirs, les trois ( grands ) enfants s'assoient dans ce lieu qui vient de les souder. Henrik lâche un soupir qui se veut rêveur.

⸺ J'ai envie de passer ma vie dans un champ. ( À jouer ? demande Kristjan. ) À travailler la terre et l'entretenir. Voir la nature prendre vie sous mes doigts. ( Est-ce que je pourrais jouer dans ton champ ? demande Kristjan. ) Pourquoi pas. Et toi Veline, tu veux faire quoi ?

⸺ Waw. C'est une bonne question. J'aimerais avoir une petite boutique, un magasin d'antiquités peut-être. C'est pas encore sûr, c'est juste une idée.

Ils échangent un sourire et Kristjan se lève d'un bond, interrompant donc la discussion. ( Mais lui aussi, il sourit ! )

⸺ Moi je serais footballeur. Je suis super fort, regardez ! ( Et il se saisit d'un épi de maïs jonchant sur le sol, puis effectue quelques jongles avec, avant qu'il ne se brise en deux. )

D'accord, Kris. Si ça peut te faire plaisir. ( Il ne veut pas briser ses rêves donc il s'abstient de dire qu'on pensait tous cela quand on était gamin. Et que la réalité est bien différente. )

⸺ Quoi ? Vous me croyez pas ? C'est le maïs qui est pourri, pas moi. C'est vrai quoi ! Avec un vrai ballon je suis fort...

⸺ Évidemment que ce n'est pas toi Kristjan, ton frère raconte n'importe quoi. Moi, je suis impressionnée par tes talents ! ( Elle se penche vers lui. ) Ton frère est juste jaloux. C'est pour ça qu'il dit ça, ne l'écoute pas. Écoute ton cœur, petit.

⸺ Merci Veline. Je t'aime bien. T'es l'amoureuse parfaite pour Henrik !

Ses joues prennent une teinte rosée.

⸺ Ouais, tu veux pas bouger Kris ?

⸺ Non, Henrik. Je veux rester. Je veux même refaire une autre partie ! S'il-te-plaît mon frère chéri. ( Et ses yeux de chien battu pour amadouer Henrik semblent fonctionner. )

⸺ Ok. ( Il tourne la tête vers Veline, dont les joues sont toujours rougies. ) Ça te va ? ( Elle hoche la tête. ) Alors, Kristjan, c'est toi qui compte frérot !

La scène dépeinte ensuite est enduite d'une mélancolie soudaine. Un tableau digne de son artiste. Les rires de ses enfants qui berçent le silence que son absence impose. Leurs vêtements qui ressemblent aux siens et leurs visages mornes qui ne sont que miroirs. Ils se ressemblent trop pour ne pas être ses fils. Ils se ressemblent trop pour avoir la possibilité de l'oublier. Dès qu'ils se trouvent devant une glace, c'est leur père qui apparaît. Dès que Belina les prend en photo, c'est son ancien mari qu'elle voit sur les clichés. Et pourtant, malgré la ressemblance physique, on aurait pas pu faire plus différents. Ils sont opposés en tout, même face à la mort. ⸺ L'un porte toujours l'autre.

Chacun gère son deuil différemment. Alors quand Henrik s'enferme dans sa chambre pendant des heures, Kristjan sort courir dans les rues désertes de son village. Quand minuit sonne, l'un se lève et l'autre se couche. Quand Henrik ne touche pas à son assiette, Kristjan la finit pour lui. Quand midi sonne, l'un se lève et l'autre se couche. Ils vivent dans la même maison mais pourtant, leurs horloges ne sont pas les mêmes. Le seul instant où elles le sont, c'est quand Belinda embrasse leurs fronts, deux fois par jours. "Even a broken cloke is right twice a day." Le proverbe anglais décorant le manteau de la cheminée en briques n'a jamais autant résonné chez ces deux gamins.

Et comme cela, le temps d'un instant, en regardant ces trois enfants jouer dans ce champ doré par le joli soleil albanais, on pourrait presque croire que Papa n'est pas mort. ( Presque. )

Smoke Signals. ✷ baerella.

✷ Smoke Signals.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant