C'est la vie

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Avec ses grilles surmontées de pointes, le portail grand ouvert du collège René Poistuc laisse passer les élèves sous le regard d'un surveillant, pas du tout débonnaire. Une agitation ordinaire et contrôlée règne dans la cour où les plus jeunes s'ébattent, sacs à bretelles sur le dos, se bousculant en criant dans une sorte de jeu aux règles compréhensibles d'eux seuls.

Adossée contre le tronc de l'unique marronnier, vestige du vivant dans l'enceinte bétonnée, Coumba attend le moment de la sonnerie pour l'entrée en classe. Plantée là, personne ne vient la voir, lui parler, ni lui dire bonjour, pas même par un signe adressé de loin. Son sac de classe repose à ses pieds, comme son fichu nécessaire de sport avec sa tenue de rechange, tous deux porteurs de menaces encore à venir, mais certaines. Il reste quelques minutes avant l'ordre de se ranger, soit un instant seulement pour s'éjecter dans un autre monde, un trait de temps pour appeler de ses vœux un futur qui traîne et n'arrive pas. Puis il faudra reprendre place dans le réel, avancer sans penser, ressentir chaque contraction des viscères, le cœur obstiné en pleine accélération, les ondes de la peur qui parcourent les membres et organisent le siège de l'esprit. Coumba n'a pas de meilleure amie, pas d'amie du tout. Ce qu'elle vit demeure dans ses tripes et sa tête. Elle ne confiera à personne sa culpabilité, sera seule à condamner ses réparties agressives et blessantes, dénuées de sens, balancées ce matin avec fureur au petit-déjeuner. Supportant comme elle le pourra chacun des impacts, douloureux, perforants, des mots traçants lâchés en pleine tête par sa mère, elle devra aller son chemin de ce jour sans espérer le soin d'une parole qui aide et comprend.

Huit heures quarante, Monsieur Soumec se présente en survêtement, son sifflet autour du cou attaché par un ruban tricolore. Il observe le rang, satisfait à la formalité de l'appel des élèves, note les absents avant d'annoncer, fort et clair, le programme des deux heures d'éducation physique et sportive qui vont débuter.

— Allez les quatrième, direction le stade, ça vous échauffera ! Et en marche rapide, s'il vous plaît ! Je vous rappelle que c'est l'évaluation aujourd'hui, avec test de course et escalade du mur, le tout minuté. Vous passez en individuel, alors soyez bons, sinon vous aurez droit au bocal de cornichons ! Hi, hi, hi !

Son rire retentit après sa blague favorite sur le bocal de cornichons. Un ricanement niais, qui s'adresse à Coumba, avec certitude. Le cornichon Coumba, l'incapable habituée du moindre résultat physique honorable, « la croûte » absolue, selon l'appellation de ses sympathiques camarades, toujours affligés lorsqu'ils sont contraints de la prendre dans leur équipe parce qu'il ne reste plus qu'elle sur le banc de touche. La pouilleuse, le valet de pique, celle par qui la défaite s'annonce avant même le match commencé.

Au stade, Coumba Alonsi attend son tour. Malgré son patronyme, l'ordre alphabétique lui a épargné le premier passage. Appelée par Monsieur Soumec, Maëlys Albert passe avant elle mais Coumba sait qu'il ne s'agit pas d'un petit geste du Ciel à son égard. Sportive, musclée, entraînée dans son club d'athlétisme, Maëlys brille, à la course comme à l'escalade.

— Bravo, Maëlys ! Encore mieux que la dernière fois, tu exploses ton temps !

Chaque tour de stade met en joie Monsieur Soumec, fier de son élève qui survole sans effort apparent l'ovale de la piste. L'œil sur son chronomètre, le professeur de sport jouit des mérites de Maëlys comme s'il en avait été l'instrument indispensable, le révélateur compétent.

A l'escalade, les résultats s'avèrent plus exceptionnels encore. Quel que soit le parcours emprunté et sa couleur, peu importe pour la déesse du grimper. Elle quitte le sol et touche le sommet sans qu'on sache qui des jambes, des bras ou du corps a permis l'ascension fulgurante, avec une légèreté irréelle.

— Alonsi, c'est à toi ! Tu as eu un bel exemple, fais comme elle maintenant...Alonsi, allons-y, allons-y... ! commente, irrésistible, Monsieur Soumec, qui porte si bien son nom.

Coumba s'élance au coup de sifflet de l'enseignant au ruban tricolore. A quatorze ans, elle désespère d'un embonpoint qui la ralentit, l'essouffle et inscrit en elle la détestation d'un corps lourd et laid. Elle court pour réaliser trois tours de stade, contre la montre. Mais le chronomètre ne forme pas le véritable adversaire, il ne constitue que l'objet à disposition de la meute. Coumba voit s'agglutiner autour de Soumec nombre d'élèves de sa classe, filles et garçons, regardant le temps s'écouler avec l'enseignant qui leur tend avec complaisance l'implacable instrument de mesure pour mieux rire avec eux.

Coumba, après le deuxième tour, doit se mettre à marcher. Sa respiration ne lui permet plus de tenter de courir. Un point de côté douloureux achève de la consacrer « Reine des croûtes », qui termine à pas lents son évaluation minutée du test de course rapide.

Après ce premier châtiment injuste et cruel, il lui faut le mur, à présent.

De toutes ses forces, elle s'agrippe, saisit une forme, la relâche, en tente une autre, en poussant sans s'en rendre compte de petits cris de souris. Le cercle des rieurs ne manque rien de ses efforts. Monsieur Soumec lui conseille de soulever les fesses, avec une voix brisée par l'amusement que lui procure le spectacle. Coumba ne dépasse pas la position initiale sur le bas du mur, ni ne parvient à placer les jambes et les pieds tandis que ses tentatives de traction avec les bras ne suffisent en rien à l'élever du moindre centimètre. Le mur d'escalade, froid et dur, semble narguer Coumba, avec son ensemble de formes bizarres, aux couleurs criardes, moches et stupides.

— Allez, vire de là, voyons ! Tu ne vas pas rester à glandouiller comme ça pendant des heures. Je ne te dis même pas la note, tu dois t'en douter. Bon, les autres, arrêtez de rire, vous avez au moins vu l'exemple à éviter. Suivant ! ordonne Monsieur Soumec.

Coumba Alonsi s'éloigne, serre les dents, interdit à ses yeux toute velléité de lâcher une seule larme. Elle entend les autres, qui continuent de parler d'elle. Moquée, meurtrie, chaque mot lui porte un coup. Elle se déteste mais elle ne pleure pas.

Vingt-deux autres collégiens vont se succéder encore et tous obtiendront de meilleurs résultats qu'elle. Viendra l'heure des vestiaires et la fin de la première douleur de la journée. Coumba s'efforce de fixer sa pensée sur le court terme de cette délivrance.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant