« Grosse victime »

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Les vacances de Noël ne débutent que le 22 décembre après les cours. Coumba, comme chaque matin, s'astreint donc, ce 21 décembre, à se lever et à se préparer pour rejoindre, en souliers de plomb, sa classe. A 8 h 40, le sport constituera, pendant deux longues heures, l'un de ses pires moments hebdomadaires.

Malgré l'épreuve physique et psychologique, Coumba ressent néanmoins l'effet de la visite du 20 décembre. Sa solitude au collège, visible par les autres, qui en profitent pour mieux la harceler, n'existe plus, en fait. Léo a pris forme dans son esprit sans que personne ne puisse maintenant lui ôter cette force nouvelle. Quelle image puissante d'un si jeune enfant, affaibli par la maladie, mais dont les yeux expriment une incroyable volonté de vivre, de résistance, autant qu'ils reflètent l'intelligence vive, la maturité acquise par la dureté des expériences subies !

Coumba se persuade que Léo se trouve auprès d'elle. Elle sait qu'il pense à elle et qu'il ne s'agit pas là d'une banale intuition, mais d'une réalité établie, nécessaire, un lien vital. Son cœur palpite comme celui d'un grand découvreur et non plus par l'effet de ce maudit emballement précédant l'évaluation de maths ou d'éducation physique. Son rythme cardiaque s'accélère plaisamment, à mesure que s'envolent ses pensées vers Léo. Coumba découvre la tachycardie de l'amitié, celle qu'un visage aimé déclenche, même à distance, même en songes.

La cloche sonne dans la cour au marronnier. Il est l'heure pour M. Soumec de passer ses troupes en revue et de donner l'ordre de la marche vers le gymnase. De l'athlétisme, à présent, avec saut en hauteur, grimper de corde et tout un ensemble de délices variés savamment concocté par ce prof décati, se croyant drôle avec ses plaisanteries éculées ponctuées d'un insupportable rire gras.

« J'aurai bien besoin de toi pour m'aider à dépasser tout cela, Léo » se surprend à prier Coumba.

Le passage aux vestiaires divise la classe en deux moitiés à peu près égales, celle des filles d'un côté et des garçons, de l'autre. Quelques-uns, non binaires, au choix impossible, se rendent dans les toilettes aux fins de s'épargner les risques évidents de moqueries et d'incompréhension.

Dans leur salle réservée, les adolescentes se changent en papotant. Les smartphones sortent des poches et des sacs. Maëlys Albert, téléphone en mains, paraît en joie avec son groupe d'amies, pleurant de rire. Toutes s'esclaffent bruyamment, se tapent sur les cuisses, se dandinent de manière grotesque. Coumba aperçoit les filles, tour à tour, jeter un regard vers elle en se croyant discrètes. Attendant qu'elles soient entièrement absorbées à fixer l'écran de Maëlys, Coumba les contourne et s'approche petit à petit, de façon à pouvoir, elle-aussi, visionner ce qui suscite tant d'intérêt et d'amusement.

Coumba se fige. Le peu qu'elle a aperçu la concerne. Elle a été filmée, en sous-vêtements, dans les vestiaires le jour de la dernière évaluation en sport, précisément lors de sa piètre prestation en course et en escalade. A présent, ces images volées circulent sur un site. A part Maëlys, qui a pu commettre une telle fraude, répugnante ? En tous cas, il est démontré par les faits qu'elle sait que la vidéo se consulte sur Internet. C'est aussi Maëlys qui a pris l'initiative de la montrer à ses amies. Coumba, atterrée, n'intervient pas. Son esprit, vidé, ne lui communique que l'ampleur du désastre : tout le monde l'a vue ou va la voir, dans cette tenue, avec son corps trop gras, ses grosses cuisses, ses plis au ventre, tout ce qu'elle déteste d'elle.

Son état de sidération se brise avec la voix de Soumec qui appelle ses sportifs.

Les garçons rejoignent les filles dans le gymnase, le cours d'athlétisme va débuter sous peu, le temps d'installer les matériels, cordes, cheval d'arçon et autres barres pour le saut en hauteur. Profitant de ces derniers instants où le prof et certains élèves s'affairent à préparer le parcours sportif, Maëlys, toujours suivie de sa garde d'amies, tend son smartphone à Alban Viguier, en souriant.

- Tiens, Alban, regarde ça vite fait. C'est grave cool ! Dépêche-toi, il faut que je le remette dans les vestiaires. Si Soumec demande où je suis, tu diras que je suis allée aux toilettes.

- Nooooon, c'est pas vrai... Mais c'est.... C'est toi qui as posté ? J'y crois pas, t'es vraiment ouf ! Attends, je regarde sur quel site tu l'as mis. On va faire tourner... lâche Alban, pouffant de rire.

Coumba, sur le qui-vive, a entendu ce dialogue annonciateur des pires suites. Elle observe Maëlys repartir, son smartphone dissimulé, d'un pas vif vers les vestiaires. Aucune aide ne lui vient, aucune idée ne surgit pour lui suggérer comment se protéger, qui prévenir.

Il n'y a que Soumec, un prof définitivement classé parmi les Abrutis du Monde selon l'inventaire de Coumba. Si elle lui parle, il regardera peut-être le téléphone de Maëlys ; avec un peu de chance, il trouvera éventuellement les images. Mais avec certitude, comme il adore son athlète Maëlys et qu'il se fiche de Coumba, il appréciera les faits comme formant une bêtise d'ado, sans intention malveillante et fera semblant de sermonner la coupable.

Coumba préfère garder le silence. Dans cette zone de non-droit où Soumec, seul, apprécie les événements selon son bon plaisir, elle ne dispose raisonnablement d'aucune chance contre Maëlys.

Le déroulement de la journée confirme les craintes de Coumba. La vidéo circule, la plupart des élèves de sa classe l'ont visionnée. Certains en rient et hurlent avec la meute, d'autres pressentent que le jeu, malsain, présente un risque et s'abstiennent de manifester leur enthousiasme de façon trop visible. Mais, à coup sûr, la contamination va s'étendre et bientôt l'ensemble du collège bruira de cette saleté issue des réseaux sociaux.

« Qui peut résister à cela ? » se questionne Coumba. Elle se voit regardée par tous, dans une posture dégradante, son image quasiment violée par le jeu d'une traîtrise infâme. La honte s'empare d'elle, la culpabilité d'être victime, de n'avoir rien vu, l'assaille. Le reproche se retourne contre elle. Tout est sa faute.

A la récréation de l'après-midi, qui précède le cours de français, un sursaut constitué des miettes de son courage, ou peut-être alimenté par le désespoir, pousse Coumba à s'adresser à Maëlys.

- Maëlys, j'ai vu la vidéo sur ton téléphone. Je sais tout.

- Quelle vidéo, qu'est-ce que tu racontes ? Et tu ne me parles pas sur ce ton, d'abord.

- De quel droit tu fais ça ? Qu'est-ce que je t'ai fait, à la fin ? Je ne te demande rien, tu ne m'adresses jamais la parole !

- Mais c'est qu'elle fait sa grosse victime, la Coumba ! Tu sers à rien, tu es nulle, elle sert à quoi ta vie ? enchaîne Maëlys, répétant à l'envi les mêmes mots avilissants envers sa victime, comme pour inverser les rôles et couvrir son propre comportement écoeurant.

Les partisans de Maëlys s'approchent et se mêlent à la discussion, accusant Coumba de s'émouvoir d'une plaisanterie anodine, de se complaire en victime. Soit, en quelques mots infects, de faire partie de ceux qui ne sont rien et ne servent à rien alors que Maëlys incarne le modèle de ceux qui réussissent.

- Tu n'es qu'une « cas soc », Coumba, avec ta vie de merde ! tranche, définitivement, Alban Viguier.

Brisée par la haine, Coumba ramasse ses sacs et s'éloigne. Son refuge reste le tronc du marronnier, habitué à la supporter en début de journée, puis après la cantine et à chaque récréation.

Il faut attendre 16 h 40 pour que s'annonce le cours de français, le dernier de cette sinistre journée. De sombres idées parcourent l'esprit de Coumba et contrairement à ce matin même, Léo s'est absenté, sans doute chassé par les démons.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant