René Poistuc, grand humaniste

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En physique, Coumba décroche. Moralement épuisée, elle ne saisit pas un mot des explications de l'enseignant. Elle entend vaguement que le sujet du jour traite des tensions électriques et de leur intensité. « Absolument passionnant » se dit-elle, intérieurement. Elle sourit en songeant qu'elle s'évalue elle-même à deux de tension. Et puis l'heure passe, cotonneuse.

L'enchaînement du temps scolaire a prévu que la dernière heure serait celle du français, de 16 h 40 à 17 h 40, avant la trêve des hostilités jusqu'au lendemain 8 h 40.

Coumba rejoint ainsi la salle où les attend Monsieur Leguillon, qui se distingue heureusement de ses chers collègues Soumec ou Branie. Elle n'aurait pas supporté de terminer cette journée avec une nouvelle séance de brimades et d'humiliations. Là, elle savait que l'ambiance serait différente et même, ô moment de grâce, bienveillante. Leguillon savait se montrer attentif et dévoué pour tous ses élèves, des plus doués aux plus modestes. Coumba n'échappait pas à ce traitement égalitaire et bénéficiait en outre - une fois n'est pas coutume - du statut d'élément-moteur de la classe, intéressée, talentueuse dans l'expression écrite comme orale. Bref, en français, elle se mesurait aisément aux prouesses de Maëlys Albert, la championne toutes catégories et parvenait à la surpasser, notamment lors des sujets de dissertation. En la matière, Leguillon avait pour habitude de lire en classe la meilleure copie. Coumba, presque à chaque fois, se voyait élue et entendait ainsi de la bouche de son professeur les mots qu'elle avait couchés sur ses feuilles à grands carreaux. Dans son parcours scolaire, c'était la cerise sur son tas de cendres.

Toutefois, pour l'heure, à la surprise des élèves, M. Leguillon débute son cours par une annonce.

- Vous vous souvenez tous, n'est-ce pas, de votre inscription il y a quelques semaines aux actions menées par le collège René Poistuc, en hommage à l'exceptionnelle destinée de ce grand humaniste ? Vous deviez indiquer chacun trois préférences, dans les disciplines de sciences et vie de la terre, histoire et français. Eh bien, pour ce qui concerne ma partie, en français, je dispose enfin de la liste des dix élèves sélectionnés qui se rendront le 20 décembre à l'hôpital Carémeau à Nîmes pour un moment de lecture et de conte au bénéfice des enfants malades. Je vais donc remettre à chacun des concernés une feuille où ils trouveront le nom, le prénom et l'âge de l'enfant qu'ils vont rencontrer, le service où il se trouve accueilli à l'hôpital et son numéro de chambre. Sur cette page, j'ai indiqué quel conte ou histoire serait bien adaptée, d'après moi, à celui ou celle que vous rencontrerez. N'hésitez pas à venir me voir si quelque chose vous échappe ou si vous souhaitez me suggérer d'autres idées. Aux autres de la classe, je vous demande, pour l'instant, de faire silence et de laisser à vos camarades sélectionnés un petit temps pour découvrir les indications de leur action prochaine. Je vous propose, en attendant, de profiter de ce moment pour reprendre la lecture, à voix basse, du livre que nous étudions actuellement ensemble. Pour les moins attentifs, je vous rappelle qu'il s'agit de Cyrano de Bergerac..., finit M. Leguillon, sur le ton de la plaisanterie.

Dès après cette annonce, le professeur s'empare de ses dix feuillets et s'emploie à les distribuer aux élèves. Coumba voit Maëlys en obtenir un, puis M. Leguillon se dirige vers les tables éloignées d'elle, à son grand désappointement. Coumba avait placé en premier choix l'action à l'hôpital, prévue en cours de français. De fait, ses autres demandes, purement subsidiaires, en histoire ou bien pire encore, en sciences et vie de la terre, ne l'inspiraient pas.

Une inquiétude disproportionnée dans ses effets gagne désormais Coumba, son cœur s'accélère, ses mains deviennent moites, l'accablement du sort pèse sur elle. Elle observe, impuissante, M. Leguillon en train d'achever sa remise des feuillets et constate qu'elle n'a toujours pas obtenu le document convoité.

Vaine et inutile torture auto-infligée, l'instant attendu se présente enfin ; M. Leguillon, avec un air grave qu'elle ne lui connaissait pas, lui tend son invitation à l'action en lui glissant très discrètement :

- Coumba, tu as maintenant en mains la partie la plus difficile. J'ai choisi pour toi le petit Léo. Je t'en parlerai davantage après le cours, ce sera nécessaire. Mais sache dès à présent que j'ai confiance en toi.

Coumba ressent, de manière mêlée, le soulagement d'être associée à l'action menée en français, son seul domaine de prédilection, mais aussi la sourde inquiétude résultant des propos du prof, resté volontairement mystérieux sur la particularité du petit Léo Agulhon, huit ans, hospitalisé en « oncologie pédiatrique », selon les indications de sa fiche dont elle ne saisit pas toute la portée.

Le cours sur Cyrano reprend et M. Leguillon se montre plein d'allégresse pour faire partager aux élèves sa passion du livre, de la lecture, de l'humanité de l'œuvre, de l'exigence de l'être.

Coumba connaît l'ouvrage ; elle l'a lu et relu, revenant sur les meilleurs passages, frissonnant devant le courage, l'indocilité et le sens de l'honneur de Cyrano, avant de pleurer sur lui. Le temps ne passe pas en cours de français, il s'envole.

L'évasion, pour Coumba, a toujours consisté en volumes épais ou en fines nouvelles, en tous cas en pages à tourner, en textes de Wattpad à faire défiler sur sa liseuse. Chez elle, à défaut de voyages et de sorties, ou même de discussions familiales, il y a au moins l'isolement possible du monde des livres, par lequel une vie silencieuse et abstraite se développe, au gré de son envie, de son humeur, trop souvent chagrine et triste. Coumba se protège comme elle le peut en se créant une existence rêvée, faite de lignes, pour réparer la réalité des jours tissés par l'angoisse et l'humiliation au collège, par le sentiment de solitude et d'incompréhension à la maison.

Déjà 17 h 40, la fin des cours retentit. Coumba voit le signe de M. Leguillon à son attention. Elle apprécie son sens de l'humour habituel mais à ce moment précis, elle comprend qu'il n'y a aucune place pour cela. M. Leguillon tient absolument à l'entretenir de la particularité de sa visite à venir à l'hôpital et malgré son talent, le prof ne pourra guère apporter de légèreté en évoquant la situation de Léo, coincé à l'hôpital alors qu'il n'a que huit ans.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant