Bosse des maths

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Après un temps d'observation de la classe de deux semaines à compter de la rentrée scolaire, Mme Branie a imposé une place à chaque élève. Avec son expérience d'enseignante qui n'a jamais connu que ce seul poste, elle avait pu jauger rapidement le niveau de chacun. Coumba, repérée comme étant en difficulté, avait été installée au premier rang, sur le côté, son voisin immédiat étant Alban Viguier, sans doute le meilleur en sciences en général et en maths en particulier. Il se disputait toujours la première place avec Maëlys Albert, désespérément excellente en toutes disciplines, même sportives ou artistiques.

Un déhanchement confinant à la boiterie, un visage à l'expression dure, associé à une voix toujours prompte à se muer en hurlement aux accents suraigus, donnait de Mme Branie l'image d'une sorte de Quasimodo féminin, mais dépourvue de toute sensibilité ou empathie. Rien ne semblait l'émouvoir, la toucher, elle ne comprenait rien de l'altérité, de la différence. Son unique dogme consistait à asséner le programme de quatrième en mathématiques, tout le reste, scories sans importance, n'ayant vocation qu'à disparaître de son monde de chiffres froids.

L'évaluation commence, Mme Branie a achevé de distribuer les feuilles alignant les questions portant sur le cours puis les équations à résoudre, les formes géométriques à réaliser.

Coumba réfléchit, lit, s'efforce de revenir au calme. Les énoncés se chevauchent, elle a instantanément oublié toute notion théorique. Sans pouvoir régurgiter une quelconque formule pourtant remâchée maintes fois jusqu'à l'écoeurement, Coumba se perd ensuite dans l'océan des exercices, s'y débat et s'y noie. Elle voit Alban Viguier qui joue du stylo, de la règle, de l'équerre, écrit et trace des traits de couleurs différentes. Sa rapidité et sa sûreté dans les gestes l'impressionnent, elle qui ne parvient à rien. Soudain, un cri fait exploser le silence de la classe. C'est Branie. Elle fond sur Coumba, en harpie déchaînée, depuis l'arrière de la salle. Aussi vite que le lui permet sa boiterie, elle se retrouve auprès de la première rangée, toujours hurlante, sans que personne ne comprenne un seul mot expulsé par ses vociférations. Elle saisit Coumba par l'épaule, agrippant son haut de polo, les doigts secs serrés sur sa proie, et la tire de son siège devant le reste des élèves, surpris mais passionnés par la scène.

L'explication vient. Coumba comprend, au milieu des hurlements, que Branie l'accuse d'avoir triché puisqu'elle l'a surprise en train de regarder en direction d'Alban Viguier. Pour la prof, aucune méprise n'est possible : l'élève nulle n'hésite pas à aggraver son cas en tentant la pire des solutions, la plus honteuse qui soit. Elle doit être châtiée à la mesure de son forfait. Déplacée au fond de la salle, toujours fermement maintenue par l'épaule, la main crispée de Branie lui faisant mal, Coumba sera condamnée à achever son devoir seule. A cet effet, l'enseignante, en criant sans discontinuer, déplace une table et l'éloigne de toutes les autres, allant jusqu'à prendre la précaution infâme de la disposer à l'envers, face au mur. Pour Coumba, après l'accusation infondée, viennent s'ajouter la honte imméritée et la solitude aggravée. Le reste de l'évaluation s'apparente à une descente aux Enfers, sous forme d'équations diaboliques et de figures sataniques incompréhensibles. Un énorme zéro rouge vif, au triple soulignement griffé de la même couleur, exécuté d'un geste sanguin, se profile déjà tout en haut de la copie, avant même sa remise pour correction. Les commentaires seront à l'avenant, cinglants et blessants.

C'est la deuxième fois depuis le début de l'année scolaire que Coumba se trouve accusée de tricherie en plein contrôle et que Branie la maltraite et l'humilie ainsi en public, jouissant visiblement de son agression gratuite. En cela, son cauchemar de la nuit passée ne s'analysait même pas en une prémonition, ce n'était que la préfiguration d'événements appelés à se reproduire, une forme de « rencontre réussie » entre le rêve douloureux et la terrifiante réalité. Combien de fois encore les interrogations orales ou écrites de Branie devront se transformer en procès en sorcellerie avec exécution immédiate du verdict en place publique de la classe ? Pourtant, Coumba ne triche pas, n'a jamais triché, ne sait pas même comment s'y prendre ; cela se verrait immédiatement, à l'instant où elle se risquerait à ce geste prohibé. Mais Branie la hait et assouvit sur elle des pulsions sadiques aux racines inconnues, d'autant plus aisément qu'elle la sait impuissante à se défendre. La parole d'une prof, adulte, qui affirme avoir constaté la fraude supposée, constitue une preuve irréfragable que Coumba ne saurait remettre en cause. D'autres tricheurs, bien réels, s'en sortent en revanche sans aucun mal, par application stricte d'un autre théorème, celui de l'injustice du monde scolaire. On annonce l'équité et la règle, mais on pratique l'aveuglement, la punition générale ou la prise à partie sélective, au gré des préjugés de l'un ou de l'autre.

Estimant n'en avoir pas terminé avec Coumba, Madame Branie la retient à la fin de l'évaluation, sur le temps de la récréation, pour une explication serrée.

L'éternité du châtiment peut aussi être mathématique, Coumba aura au moins appris cela aujourd'hui.

Les derniers mots de Branie à son égard composent une récitation de maléfices et sortilèges issus de son bréviaire maudit. Elle psalmodie, en paroles débitées sur le même ton empli de fiel, ses habituelles menaces de comparution devant le principal, de convocation des parents, d'alerte à la vie scolaire voire d'exclusion du collège après réunion du conseil de discipline. Deux heures de colle constitueront la première salve, conclut Branie en congédiant Coumba, pour faire entrer la fournée suivante d'élèves d'une autre classe, en attente dans le couloir.

« Encore deux heures à tenir, physique et français, pour atteindre la libération, au moins provisoire, de 17 h 40 » songe Coumba, désespérée et toujours seule.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant