L'hôpital

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S'écoulent les jours, les heures, y compris les minutes dans un sablier bloqué, où les grains de sable, démesurément gros, ralentiraient la course du temps. Le supplice du sombre présent, arrêté, s'oppose à la venue d'un futur plus acceptable, tant espéré et attendu par Coumba.

L'éclaircie ne vient que du cours de français et de la personnalité de M. Leguillon, qui soutient Coumba, non par simple compassion ou pire, par commisération, mais parce qu'il aime son métier et ses élèves.

La page du calendrier finit néanmoins par afficher '20 décembre'. A l'hôpital Carémeau, les élèves du collège René Poistuc doivent se présenter à 14 h 30 précises, accompagnés de leur professeur responsable. L'organisation, rigide, vise à préserver les fonctionnement des services où sont accueillis les enfants malades. Tout relève d'un minutage intransigeant, y compris les divertissements.

M. Leguillon, regroupant sa dizaine de jeunes autour de lui, récapitule les recommandations ultimes. Il s'agit de s'adapter, de ne pas dépasser les quarante-cinq minutes, de demeurer attentif aux réactions de celui ou celle qui écoute, surtout si elles laissent transparaître de l'impatience ou du désintérêt. Si l'histoire ou le conte plaît, tant mieux ; sinon, il convient de cesser, de ne surtout pas tenter de s'imposer.

Coumba voulait connaître la signification du mot « oncologie », puisque Léo est admis en service d'oncologie pédiatrique. La consultation en ligne de la définition de ce terme l'a remplie d'effroi et de consternation. A huit ans, ce petit garçon doit lutter contre le cancer, cette pathologie terrible que bien des adultes refusent de nommer, préférant utiliser la subtile formule de « longue maladie ».

Un parcours à la signalétique parfois incertaine conduit Coumba au service concerné. En progressant avec précaution, elle découvre des murs peints en jaune vif, visant à égayer les lieux. Des affiches et autres gravures enfantines complètent l'ensemble mais trahissent la volonté un peu malhabile de détourner l'attention sur la réalité de ce qu'est, ici, la vie. Au milieu d'une zone d'attente, avec table et chaises pour les familles, se dresse un sapin synthétique décoré, avec des cadeaux au pied, des guirlandes dessus et même au-dessus, maintenues sur le mur avec du papier collant, outre un père Noël sur une échelle portant une hotte pleine, des boules accrochées aux branches, une guirlande à leds envoyant ses flashs lumineux à un rythme endiablé, fatigant. C'est Noël dans quelques jours.

Des brancards dans les couloirs, des potences à perfusion, des fauteuils roulants, des odeurs mêlées de médicaments et de désinfectants, mais surtout ces bruits incessants de pas en souliers d'hôpital et ces interpellations entre soignants rétablissent froidement le cadre de l'oncologie pédiatrique.

Frappant avec précaution à la porte numéro 123, la feuille de visite en mains, Coumba attend l'autorisation d'entrer. Rien ne vient. Elle tente de nouveau de toquer, un peu plus fort, mais n'obtient aucune réponse. Peut-être Léo dort-il ? Ne peut-il pas parler ? Il reste aussi envisageable que l'enfant ait refusé toute intrusion dans sa chambre, se moquant d'une lecture ou d'un conte. Sans doute préfère-t-il recevoir la visite de ses parents plutôt que celle de visiteurs inconnus. Les interrogations de Coumba se multiplient, sans pouvoir trouver de réponse. Elle devra retourner auprès de M. Leguillon et lui expliquer la situation.

Un infirmier en blouse verte l'aperçoit. Il s'arrête auprès d'elle, la voyant embarrassée avec sa feuille à la main, bien froissée maintenant.

- Bonjour, tu cherches quelque chose ou quelqu'un ? Ici, tu es au service pédiatrique, précisément en oncologie pédiatrique, dans l'aile M de l'hôpital.

- Bonjour, je viens pour l'action du collège René Poistuc et l'on m'a dit de me présenter dans ce service, chambre 123, pour rencontrer Léo Agulhon. Mais il ne répond pas alors que j'ai frappé à plusieurs reprises à sa porte.

- Oui, je suis prévenu de cette visite. Léo est là, c'est certain, il n'avait aucun examen prévu aujourd'hui et on lui a posé sa nouvelle perfusion il y a dix minutes. Tu m'attends là une minute, je vais entrer dans sa chambre.

Coumba s'inquiète. Pourvu qu'elle n'arrive pas à un moment difficile et que l'infirmier lui annonce finalement quelque aggravation de la situation de ce pauvre gamin.

Le soignant ressort et invite Coumba, d'un geste, à venir dans la chambre.

- Léo avait son casque collé sur les oreilles ! Il nous fait le coup à chaque fois. Alors, évidemment, il n'entend rien. Et pourtant, il connaissait l'heure de ta visite et on l'avait bien prévenu en lui rappelant ce matin, une nouvelle fois, le rendez-vous. C'est Léo... Je vais le gronder.

- Ah non, surtout pas ! s'écrie Coumba.

Le collège et son injustice viennent de refaire surface de manière imprévisible dans son esprit. Bien sûr que l'infirmier plaisante, il n'est pas question de sévir contre Léo. Mais Coumba, parfois, ne reconnaît plus les évidences. L'habitude d'être injustement prise à partie l'emporte, jusqu'à l'excès.

Léo, délesté de son casque, regarde Coumba. Son interlocutrice crispe la main sur sa feuille et la triture. Elle se retrouve avec une boule de papier, ridicule. Elle ne sait pas quelle contenance adopter et se surprend à dévisager l'enfant alité.

Léo n'a plus de cheveux, son visage est émacié, sa peau diaphane. Ses yeux marron foncé, à la teinte chocolat, bordés de longs cils, ressortent d'autant que le reste de la figure, maigre, semble s'effacer.

Hiératique, Léo est d'abord un regard, perçant. Comme un chat noir assis, immobile, qui vous scrute et semble aller aux tréfonds de votre esprit.

Son corps n'apparaît pas, recouvert du drap d'hôpital. Son buste disparaît sous le pyjama du service, adapté pour les enfants avec des motifs de nounours. Un effort encore désespéré pour faire penser à autre chose, à un univers enfantin normal, celui de la maison où l'on raconte des histoires le soir pour s'endormir avec son doudou.

- Bonjour, tu es Camba ? s'enquiert Léo, d'une voix assurée pour son âge.

- Heu, bonjour Léo, je suis Coumba, en fait. C'est un prénom du Sénégal mais ici, c'est moins courant, bien sûr...

Coumba se sent maladroite dans sa réponse et se demande pourquoi elle a embrayé immédiatement sur le Sénégal. Qu'est-ce que ça peut bien faire à Léo qu'elle s'appelle Camba ou Coumba et que ses origines soient mi-corses, mi-sénégalaises ? Le but de la visite demeure l'histoire à raconter, de passer un moment ensemble, pas trop pénible, voire plaisant si l'instant de grâce se présente.

- Je viens te raconter « Les trois mousquetaires ». Tu connais ? tente Coumba.

- Oui, vaguement. J'ai surtout vu le film, ce n'était pas mal.

- On a quarante-cinq minutes, un peu moins maintenant, parce qu'on a fait les présentations...

- Et tu ne connais que « Les trois mousquetaires » ? J'aime bien les histoires de capes et d'épées, bien sûr, mais ma préférence, c'est l'imaginaire, le fantastique, l'incroyable, le magique, quoi...

- Je vois, je vois, articule lentement Coumba, dont l'esprit se met à fonctionner comme une voiture de course avec toutes les options.

Elle poursuit, en improvisant totalement :

- Si tu veux, je me souviens bien d'une histoire qui m'a plu, celle du chevalier errant et de son lion inséparable. Tu en as entendu parler ? feint-elle de l'interroger.

- Pas du tout. C'est du fantastique ?

- Garanti. En fait, c'est très peu connu, une sorte de légende mais avec du réel, un peu comme la réalité qui dépasse la fiction, comme on dit.

- Allez, envoie le truc, tu m'intéresses ! répond Léo, les yeux encore plus vifs et l'attention captée.

C'est un point de pris, pense silencieusement Coumba. Maintenant, il ne faut pas te louper et tenir tes promesses d'histoire ensorcelante. Ca va être chaud, se dit l'adolescente.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant