L'aveu

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Cyrano de Bergerac ne se précipite pas non plus au secours de Coumba. M. Leguillon s'applique pourtant à transformer en séance de dégustation la célèbre tirade du « Non, merci ! », où Cyrano exalte la vertu de l'insoumission et porte haut les valeurs d'honneur et de résistance. A chaque réponse créative d'un élève, M. Leguillon offre un gâteau au chocolat, un bonbon, en surjouant l'enthousiasme. La classe s'amuse et se motive, les interventions fusent. L'esprit de Noël s'est invité en cours.

Dans son autre monde, Coumba s'éteint, amorphe, inexistante.

Le professeur de français poursuit son cours tout en se doutant que sa plus brillante élève ne se tait pas en raison d'un manque d'inspiration. Elle est là, retirée, comme un animal malade attendant la fin.

- Pourquoi Cyrano semble détester le lierre et se moque d'être le chêne ou le tilleul ? Ces symboles végétaux tiennent quelle place dans le récit ? Elève Coumba, à toi de répondre ! lance M. Leguillon, décidé à administrer un électrochoc.

Coumba a entendu la question et bredouille des mots informes. Elle ne sait plus. Cyrano, les arbres, la vidéo, Maëlys, sa vie, tout aboutit au même endroit dans son cerveau devenu collecteur d'égout. Il n'y a plus qu'un monde pourri, perverti, salissant même la littérature, les beaux textes, l'être.

- Heu, je ne sais... plus vraiment... Cyrano veut un chêne ou un marronnier ? Je ne sais plus. Il est désespéré, je crois, à cause de Roxane... Il veut en finir, non ?

M. Leguillon réagit. Cette réponse décalée, sortie comme une vomissure, confirme son impression quant à l'état de Coumba.

Le professeur de français propose aux élèves de coucher par écrit leurs principales réflexions sur l'extrait de texte étudié. Il exige le silence durant un quart d'heure.

S'approchant de Coumba pendant que sortent les feuilles des classeurs et les stylos des trousses, il griffonne sur le bout de sa table un mot ainsi rédigé : Coumba, tu ne vas pas bien. Écris sur cette page les motifs de ton état. Laisse de côté l'exercice sur Cyrano, je t'en dispense. Quand tu as fini, tu lèves la main et je viens lire ton explication. Merci.

Coumba lit et hésite. M. Leguillon ne la trahira pas, mais comment exprimer en trois lignes ce qu'elle ressent ? Que va-t-il se produire lorsqu'elle aura mis en cause Maëlys, Alban et les autres ? Qui la protègera des représailles, combien vont aller visionner la vidéo, ne serait-ce que pour vérifier la réalité des faits dénoncés ? Tout le monde devra ainsi la voir en sous-vêtements, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, Leguillon compris ?

La main crispée sur son stylo, Coumba trace des traits bleus sur la feuille, étranges et élégantes volutes d'une écriture ronde et douce, dévoilant par l'alphabet la mécanique ajustée du harcèlement qui broie.

Elle a terminé. La main levée, le signal convenu parvient à M. Leguillon. Ouvrant la page pliée en deux, l'enseignant prend connaissance de la réponse de Coumba.

- Maëlys, Alban, Coumba, vous viendrez me voir tous les trois à la fin de l'heure à mon bureau, les autres pourront quitter la salle. En attendant, je vais relever vos travaux écrits et vous donner les devoirs pour la rentrée de janvier. Nous aurons une évaluation sur Cyrano et vous devrez la préparer pendant les vacances.

Ces propos clôturent le cours et la journée, puisque la sonnerie vient de retentir.

Maëlys et Alban se lèvent, se jetant un regard furtif.

M. Leguillon se tient devant son bureau et attend les trois élèves.

- Coumba, tu maintiens ce que tu m'as révélé ?

Un simple signe de tête affirmatif forme la réponse à la question posée.

- Bien. Maëlys, déverrouille ton téléphone. Tu sais ce que je veux voir, tout de suite.

- Mais Monsieur, ce n'est rien... Elle fait sa victime, c'est tout !

- Je n'aime pas me répéter, Maëlys. Ce que tu viens de dire est un aveu. Montre-moi immédiatement.

Très sec, le ton de M. Leguillon exclut toute discussion.

Maëlys pianote sur son smartphone, rouge de colère. Les lèvres serrées disparaissent en un simple trait, déformant l'expression de son visage.

Alban Viguier, l'étoile des sciences dures, pâlit. Il crève de trouille.

La vidéo apparaît en ligne, à l'écran, sur le site où Maëlys l'a postée.

- Alban, que veux-tu ou peux-tu me dire ? demande M. Leguillon.

- Ce n'est pas moi qui ai eu l'idée, je n'ai rien filmé, j'ai seulement transféré le lien, c'est tout...

- Maëlys, Alban, que diriez-vous si vous étiez à la place de Coumba, si vous échangiez les rôles ? Ce n'est rien ? Pas de quoi fouetter un chat ?

M. Leguillon n'attend aucune réponse. Les larmes de Coumba coulent sur ses joues, lentement, perles liquides de honte et de douleur mêlées.

- Demain matin, Maëlys et Alban, à 8 h 40 précises chez Madame la principale. Je vais aller lui en parler dès maintenant. Vous pouvez sortir. Au fait, Maëlys, tu retires évidemment la vidéo du site mais tu gardes ce que tu as filmé en mémoire de ton appareil. N'essaie pas de l'effacer, tu aggraverais ton cas. J'ai tout vu, je te le rappelle. Tu viens donc demain avec ta vidéo chez la principale et vous assumerez ensemble. Disparaissez de ma vue !

Alban et Maëlys quittent la salle dans un silence sépulcral.

M. Leguillon se tourne vers Coumba, un mouchoir tendu.

- Coumba, tu n'as rien à te reprocher. Tu dois en être convaincue. La honte leur appartient en entier. La sanction tombera et tu n'en supporteras pas la responsabilité. Tu es innocente, tu m'entends ? Je connais ton isolement ici, au collège et tu ne mérites pas un tel traitement. Ton avenir ne se limite pas à cet établissement, les élèves et les profs de René Poistuc passeront ; le lycée viendra vite maintenant, puis les études supérieures. Je sais ce que tu vaux, Coumba.

Je te conseille de parler de cette histoire à tes parents, dès ce soir, même si cela te demande beaucoup de courage. Si tu veux, je peux les appeler.

Encore une chose, Coumba et je te laisserai aller. La visite avec le petit Léo à l'hôpital a enchanté l'équipe soignante. Léo ne parle que de toi et pas du tout des « Trois mousquetaires »... Tu lui as procuré un grand moment de vie dans ses longues journées difficiles. Je voulais te le dire. C'est ton talent, Coumba et mieux encore, ton humanité, ta belle humanité.

- Merci, Monsieur. Je vais parler à ma mère. On verra bien. Je suis un peu fatiguée. Merci de m'avoir dit pour Léo. Je pense beaucoup à lui.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant