Professeur Ben Khalif

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La réalité se joue encore de Coumba. Elle s'attend à apercevoir les membres de la famille de Léo et croise, à leur place, des soignants, médecins et infirmiers, en guise de visiteurs. Les illusions d'image de famille réunie, de trêve pour Noël, de cancer mis entre parenthèses pour une journée, s'évaporent, brûlées par le fonctionnement implacable du service d'oncologie pédiatrique. La maladie ignore toute interruption, tout armistice. L'hôpital, même revêtu des déguisements de fête, demeure le lieu où, gracié ou condamné, l'on souffre, espère, guérit ou meurt. Aucune différence n'existe pour l'être, âgé, adulte, enfant, nourrisson. Une unique loi d'airain, de vie ou de mort, s'applique, indifférente aux suppliques de toutes sortes.

Terrifiée, Coumba se contraint néanmoins à se lever de son banc et à se porter au-devant du groupe de soignants. Elle voudrait ne pas vivre cet instant. Mal assurée, elle s'adresse pourtant à un homme en blouse verte porteur d'un titre cousu sur son vêtement : « Professeur Ben Khalif ».

- Bonjour Monsieur, pardonnez-moi de vous déranger. Je vois que vous sortez de la chambre de Léo Agulhon et... enfin, je devais le rencontrer à 15 h 30. Je suis une amie. Il m'avait dit hier qu'il devait avoir sa famille auprès de lui avant que je vienne. Mais c'est vous que je vois sortir de sa chambre... Alors, je me demande si... enfin, comment il va ?

Les soignants s'immobilisent en entendant la question de Coumba. Chacun écoute la réponse du professeur Ben Khalif, le chef du service d'oncologie pédiatrique.

- Bonjour, Léo m'a parlé de toi, il y a un instant. Je suis le responsable de ce secteur. Le mieux, avant que tu ailles voir ton copain, c'est peut-être que tu viennes dans mon bureau un instant. Je t'expliquerai, dans la limite de ce que je peux dire, ce qu'il se passe. Ce sera plus facile que dans ce couloir. Tu es d'accord pour venir avec moi ?

Coumba tremble. Des soignants qui sortent de la chambre de Léo à l'heure où il aurait dû être en compagnie de ses parents, un médecin qui ne veut pas parler dans le couloir par discrétion, tout cela n'augure rien de bon. En suivant en silence le professeur Ben Khalif, Coumba se prépare à entendre des mots dépourvus de sens, qui ne peuvent pas, ne devraient pas, concerner un petit garçon de huit ans. Noël devient fou, ses cadeaux sont empoisonnés, le monde ne forme que brutalité gratuite.

Le professeur ouvre la porte de son cabinet et précède Coumba pour y entrer. Il l'invite à s'asseoir sur l'une des chaises visiteurs. Au lieu de s'installer en face d'elle, derrière son grand bureau en verre, le médecin se place tout à côté d'elle. D'une quarantaine d'années, d'allure soignée, ses cheveux prennent déjà un ton gris, qui accentuent le sérieux de son visage. Sa voix se fait très douce, cependant. Elle ne recèle pas une once de prétention, d'affèterie.

- Coumba, je crois ? C'est ce que m'a dit Léo. J'espère ne pas abîmer ton joli prénom. Si c'est le cas, dis-le moi. Mais je ne pense pas me tromper, Léo l'a prononcé environ cinquante-cinq mille fois durant l'intervention.

- Non, c'est bien ça, Monsieur. J'ai peur pour Léo, lâche Coumba, sans pouvoir davantage attendre les explications de son interlocuteur.

- Je vais t'expliquer. Léo a eu la visite de ses parents, aujourd'hui et cela lui a fait beaucoup de bien. A présent, il attend la tienne et c'est aussi capital. Le problème, c'est que Léo, vers 14 heures, a eu très mal, à cause de sa maladie. Ses parents, qui étaient venus avec sa petite sœur, ont dû s'en aller pour que l'on puisse intervenir, nous autres médecins et infirmiers. Je m'occupe beaucoup de Léo et je suis revenu à l'hôpital, parce que mes collègues ne parvenaient pas à le soulager et qu'ils ont décidé de me prévenir en ma qualité de chef de service. C'est pour cela que tu nous as vus. Je comprends que tu aies eu peur, ta réaction est normale. Tu ne t'attendais pas à cette intervention et tu as imaginé le pire.

Il faut que tu saches une chose, Coumba. Ici, c'est le service où l'on soigne des enfants atteints de cancer. La maladie de Léo est l'un de ces cancers. Il en existe beaucoup, qui atteignent divers organes, plus ou moins agressifs et invasifs. Léo souffre, par moments, de manière très importante. On cherche à le soulager, bien sûr, mais cela conduit souvent à lui administrer des produits qui le font dormir. Il faut trouver le bon équilibre et c'est difficile. Je décide des soins les plus appr...

- Mais il va s'en sortir ? Dites-moi qu'il va guérir, s'il-vous-plaît, supplie Coumba.

Elle déteste implorer pour elle, s'apitoyer sur son sort. Mais là, il ne s'agit pas de sa personne et, renonçant à ses principes, elle voudrait que le professeur s'engage à sauver Léo, le lui dise immédiatement, avec l'autorité incontestable que son expérience lui confère.

Au lieu de lui répondre d'une façon ou d'une autre, le spécialiste désigne du doigt le mur se trouvant derrière son bureau et demande à Coumba de l'observer.

- Regarde ce mur, Coumba. Tu vois tous les dessins accrochés ? Ils ont tous été réalisés par des enfants qui sont passés dans ce service et que j'ai été amené à soigner. Ils m'ont donné leurs œuvres et je les ai placées ici. Je les regarde chaque jour. Certains représentent l'hôpital, les piqûres, les infirmiers et je fais partie aussi des personnages. Il y en a des gais et colorés, d'autres sombres. Je vais être honnête avec toi, Coumba. Ces dessins, je les aime tous. Une partie vient d'enfants qui sont désormais loin de l'hôpital, en rémission ou mieux encore, guéris. L'autre partie provient d'enfants qui ont aussi quitté l'hôpital, mais sans avoir eu la chance de se rétablir. Léo me touche énormément, il me fait penser à mon propre petit garçon. Je lui parle beaucoup, avec franchise et sa maladie, comme souvent, le fait mûrir très vite, voire trop précocement. Il comprend énormément de choses, même lorsque c'est difficile à entendre. Je lui explique son mal, son évolution, ce qu'on lui fait pour le soulager. Je lui ai promis d'être toujours auprès de lui. C'est ce que j'ai fait aujourd'hui et je le referai. Voilà ce que je peux te confier, Coumba. Il me reste une chose à te dire : si tu le peux, continue de venir le voir. Ce n'est pas anodin de se rendre ici. Parfois, moi aussi, je voudrais être ailleurs, éviter les mauvaises nouvelles. Toi, tu n'as pas d'obligation et je comprendrais que cela finisse par te dépasser, que cela soit trop dur. Ni Léo, ni moi ne te ferons le moindre reproche ! Mais, c'est un simple vœu, si tu peux encore prendre le chemin de sa chambre, tu ne lui feras pas meilleur témoignage de ton amitié. Il a besoin, maintenant et avant tout, d'humanité. Et tu la représentes, cette humanité.

- J'ai peur de ce que vous dîtes. Je ne sais pas quoi retenir de vos explications ou plutôt, je ne sais pas si j'ai envie de comprendre. Mais... au fond, vous n'êtes pas sûr de le sauver, c'est ça ? souffle Coumba, perdant sa voix.

- Non, je ne suis pas sûr de pouvoir le guérir. Je te mentirais en affirmant le contraire et je ne veux surtout pas de ça. Je dis la vérité à Léo, il me serait impossible de faire autrement. Un enfant n'est pas un sous-être à qui l'on pourrait raconter n'importe quoi. Je le respecte trop. Voilà Coumba, je crois qu'il est temps d'aller le voir. Il t'attend tellement. Je te remercie de m'avoir écouté. Si tu as besoin de me contacter, tu peux demander au bureau des infirmiers. Ils me laisseront le message. Tu as d'autres questions, Coumba ?

- Non, docteur. Je vous remercie. Je vais voir Léo. Il ne faut pas que je reste longtemps ?

- Au contraire, reste tout le temps que tu veux. Les médicaments agissent vite, Léo va être mieux. S'il se fatigue, il saura te le dire. Merci encore, Coumba.

Chancelante, étourdie, Coumba ne se hâte pas pour rejoindre la chambre 123. Elle ne veut pas apparaître troublée et accablée devant Léo. A pas lents dans les couloirs, elle se donne le temps de se résigner à l'inacceptable, d'admettre son impuissance face à la cruauté injuste.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant