Corse et Sénégalaise

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Très tôt dans la matinée du 23 décembre, Toussaint Alonsi franchit enfin le seuil du domicile familial. Dans la nuit, sans bruit, à tâtons, il retrouve avec bonheur ses repères en s'assurant de ne réveiller personne. L'âge venant, à chaque retour chez lui, il éprouve désormais avec évidence la fatigue que lui occasionnent les transports internationaux. Un épuisement dont il ne se remet plus aussi aisément, comme à ses débuts de chauffeur routier, séduit par les déplacements et le dépaysement. A cinquante ans, la retraite, attendue, ne se profile pas. Elle s'éloigne, au contraire, au gré des réformes législatives, au moins aussi vite que se dégrade son état de santé. Ses difficultés, réelles, n'enlèvent cependant rien à sa joie actuelle de retrouver son épouse et ses filles. Il se réjouit, en ce petit matin, de leur réunion à venir à la table du petit-déjeuner, avec les croissants frais qu'il a apportés.

A 7 h 30, en attendant que Coumba et Inaya s'éveillent, Fatoumata et Toussaint, autour d'une grande tasse de café, discutent à voix basse des derniers événements survenus durant l'absence paternelle. Toussaint apprend de la bouche de sa femme les jours mauvais vécus par Coumba, très affectée par sa vie au collège, tandis qu'Inaya poursuit sa trajectoire d'excellence et se prépare à l'autonomie de future étudiante. Ces nouvelles contrarient Toussaint. Ses absences professionnelles, contraintes, le culpabilisent. De fait, par ses obligations liées à son travail, il ne se trouve pas aux côtés de Fatoumata, ne voit pas vraiment grandir ses enfants alors qu'Inaya, au seuil de sa majorité, les quittera bientôt et que Coumba aurait tant besoin de son soutien. Toussaint se promet d'aborder cela avec ses filles. Il rejette au loin l'idée insupportable qu'elles imaginent un seul instant un quelconque désintérêt de sa part, en se forgeant l'idée d'un père pleinement satisfait de sa vie de famille en pointillés, soulagé de ne pas être contraint de partager leurs préoccupations quotidiennes. Fatoumata, quant à elle, ne lui reproche rien et surtout pas ses éloignements réguliers durant de longues périodes. Elle connaît les qualités de son mari tout autant qu'elle se représente ses efforts et son amour entier pour sa famille. Son métier le harasse, elle le voit vieillir, ses déplacements incessants le brisent. Pour autant, Fatoumata sait que l'alternative n'existe pas et que le salaire de chacun d'eux doit être assuré pour payer ce qui fera l'avenir de leurs filles : les études.

Au réveil de Coumba et d'Inaya, la maison s'emplit de l'agitation aimée. Toussaint voit toujours ses filles comme lorsqu'elles étaient toutes petites. Les embrassades se multiplient, et l'on parle de tout et de rien, dans le désordre, la voix de l'un couvrant celle de l'autre. Le père sort, comme à chaque retour, les petits cadeaux dénichés sur le dernier lieu de passage. Ce sont autant de souvenirs insolites, parfois de pure pacotille ou totalement kitsch, mais toujours touchants.

Passé ce moment de frénésie du retour, Toussaint demande à Coumba de venir avec lui pour l'aider à rapporter les provisions listées par Fatoumata. Il semblerait qu'elle ait décidé de préparer du thiakry à la semoule de mil et des beignets, comme au Sénégal. Pendant le trajet, ainsi qu'il l'avait prévu, Toussaint aborde avec Coumba le sujet de ses actuelles difficultés. L'adolescente n'omet rien de ses déceptions, des outrages subis, de sa révolte face aux réponses insignifiantes apportées à sa souffrance, de l'impunité flagrante de ses tourmenteurs. La collégienne n'oublie pas, cependant, de nommer Léo, incarnant la découverte de l'amitié vraie, sincère, sans contrepartie. Une amitié proposée d'un petit bout d'homme repoussant la mort tandis qu'elle subit sa vie.

Son père l'écoute, mais ne lui promet rien, à part de la soutenir, d'être toujours auprès d'elle dès qu'il le peut, y compris au téléphone lorsqu'il doit partir pour le travail. En lui parlant en adulte s'adressant à une jeune fille mature, il lui décrit la réalité d'une institution scolaire formant une montagne, pleine de défenses concentriques, où chaque niveau assure la protection du suivant. La meilleure stratégie, ou plutôt celle qui reste, consiste d'après lui à attendre la fin du cycle au collège en courbant l'échine, en comptant les jours. C'est une suggestion triste mais réaliste, lucide, que Coumba connaissait d'avance. Pour éviter de rester sur une impression de lourdeur des journées à venir, il lui annonce, en guise d'éclaircie, le projet encore secret formé avec sa mère, d'un retour en Corse, au village, pour les vacances d'été. Fatoumata et lui économisent chaque mois pour financer le voyage avec la traversée de Marseille à Bastia, à bord du cargo de la Compagnie Méridionale de Navigation. Coumba se souvient de son précédent et unique séjour sur l'île, seule avec son père. Elle n'avait alors qu'une dizaine d'années et l'accueil, inoubliable, de sa famille corse constituait l'une des premières images de son recueil mémoriel des moments heureux de son existence.

Dans les rayons du supermarché où père et fille cherchent à présent les ingrédients figurant sur la liste de Fatoumata, Coumba s'essaie à deviner pourquoi sa mère tient absolument à cuisiner des spécialités du Sénégal. Au fond, elle le sait, par intuition. Elle veut apporter, par touches culinaires, un peu de voyage et d'évasion à Léo. En partageant thiakry et beignets, Fatoumata se joint ainsi à sa fille pour témoigner du soutien d'une famille entière à un enfant qui souffre.

Demain, Coumba sera à l'hôpital, la veille de Noël. Au vu des SMS qu'elle reçoit régulièrement depuis ce matin, formés de quelques mots, toujours en couleurs, avec divers smileys, Léo attend ce 24 décembre avec une grande impatience.

Elle a peaufiné son histoire de chevalier « Seigneur des Humbles », trouvé un nom pour le lion échappé. Il faut de l'espérance pour l'homme et l'animal, une quête à mener ensemble, sur cette même planète. Ce sera le fil conducteur de son récit, plus fantastique que réel, mais qu'importe, puisque Léo apprécie ce conte tout droit sorti de son imagination.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant