La paix, la peine

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Jamais, au plus profond de ses souvenirs, Coumba n'a ressenti une peine aussi immense, inqualifiable. Une détresse qui se nourrit, chaque jour, de la chair malade des jeunes parqués dans ces chambres d'hôpital. Le sarcome d'Ewing, monstre sorti d'un conte de mangeurs d'enfants, dévore son ami. Léo plonge les yeux dans les siens. Son expression reste indéfinissable. Il meurt et elle ne bouge pas. C'est encore lui qui, de temps à autre, rompt le silence devenu sépulcral. Ses questions récurrentes butent sur l'heure, sur ces minutes qui s'écoulent. Ironie scandaleuse de l'agonie, s'insurge Coumba. A lui qui se meurt et qui le sait, ces minutes paraissent encore infinies, puisqu'elles le séparent de ses parents, se dit-elle dans son triste monologue intérieur. Coumba plie devant la réalité mais ne rompt pas son engagement ; elle assure le décompte des misérables minutes sans faillir. Sa main douce effleure celle de Léo, tandis qu'elle répète l'heure à chaque demande de l'enfant.

Lorsque les parents de Léo se présentent, accompagnés du professeur Ben Khalif, Coumba, désemparée, s'apprête à quitter les lieux. Elle embrasse la main du petit, puis son front. En lui entourant avec délicatesse les épaules, elle lui adresse son adieu sans l'exprimer en mots, trop durs à prononcer.

Coumba ne s'attend pas à la réaction de Léo, qui réunit ses forces pour demander, d'une voix très audible, qu'elle demeure avec lui, avec ses parents. Les père et mère de Léo, Jeanne et Elie, ne connaissent pourtant pas Coumba, sauf par les confidences de leur fils. La rencontre physique, hors de toute convenance, s'impose à eux en ce dernier moment, sinistre.

C'est le professeur Ben Khalif qui juge utile de faire part aux époux Agulhon de la présence quotidienne de Coumba aux côtés de Léo, depuis de nombreuses journées. De fait, ces précisions n'apportent rien à Jeanne et Elie Agulhon, lesquels ont entendu parler de Coumba, des gâteaux de Fatoumata, des histoires chevaleresques inventées pour Léo. Leur petit garçon leur a tant vanté la réconfortante présence de sa grande amie, sa miraculeuse conteuse. Les parents donnent tour à tour l'accolade à Coumba, la suppliant presque d'accéder au désir de Léo, tout en la serrant fort contre eux.

« Comment s'échapper maintenant, quelle fille serais-je ? » se réprimande Coumba, tentée de fuir malgré le souhait exprimé par Jeanne et Elie Agulhon. Elle redoute ces adieux, plus que tout autre affreux moment de son existence d'adolescente. Rien ne se compare à cela, pas une douleur n'équivaut à la perte d'un enfant, à la mort de Léo.

Léo embrasse et câline ses parents, leur parle de Constance, sans oublier de dire où il a caché ses jouets les plus précieux dans la maison. Il avait pris la précaution de les mettre à l'abri, prévoyant qu'un jour, sa sœur devenue grande, vienne les lui chiper. A cet instant, en révélant le lieu de la cachette, il obtient la promesse de ses parents de remettre à Constance, de sa part, son ballon de foot en cuir, ses raquettes pour la neige et puis sa peluche préférée, celle du soir, Biqui la chèvre cévenole. Jeanne ne retient plus ses larmes. Elle n'entend, ni ne voit, le professeur Ben Khalif affairé à emplir la perfusion d'un mélange de produits. Léo parle, parle encore. Il caresse le bras de son père, lui passe la main dans les cheveux. Elie, visage fermé, contrôle ses larmes, mais on les voit grossir et poindre, menaçant de fissurer le barrage des paupières.

Léo, très tactile, passe de l'un à l'autre. Il n'oublie pas Coumba, la remercie, lui affirme qu'elle aura une belle vie, que cela ne forme pas le mirage d'un mourant mais la certitude d'un ami confiant.

Quatre mains sont posées l'une sur l'autre. Quatre mains, en deux couleurs, d'une seule humanité qui aime, souffre, meurt, sans différence aucune.

Léo adresse un signe de tête au professeur Ben Khalif, qui déclenche la perfusion. Le liquide se diffuse. Le médecin s'approche de son jeune patient. Il ajoute sa main sur les quatre déjà unies.

- Tu vas dormir dans quelques instants. Permets-moi de te dire à bientôt, Léo. Je ne t'oublierai pas, sache-le. Mes prières t'accompagnent. Alors qu'il prononce à voix basse quelques sourates en arabe, une larme perle puis s'enfuit sur sa joue.

Les yeux clos, Léo murmure encore des mots de tendresse, pour chacun. Sa main se détend, il n'aura plus peur de la nuit qui tombe.

Ses parents s'effondrent, l'embrassent, lui parlent encore et encore. Leurs mains, jointes à celle de leur petit garçon, refusent de se séparer. Silencieuse, Coumba demeure immobile, sa main pétrifiée lui semble de pierre et de cendre.

Son seul ami part et la laisse.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant