Le Talon de fer

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Après avoir composé les chiffres du digicode de son entrée d'immeuble, Coumba gagne le cinquième étage, enfermée dans l'ascenseur poussif qu'elle déteste, craignant toujours un arrêt impromptu entre deux étages.

Les portes s'ouvrent sur le palier desservant deux appartements. Ses voisins, à droite, n'évoquent rien pour elle, leurs relations se bornant aux salutations convenues. Parfois, des bruits s'échappent de chez eux, notamment des cris d'enfants en bas âge, mais elle ne sait rien de leur vie.

Coumba actionne sa clé dans le pêne de la serrure de l'appartement familial et ouvre la porte. Tous ces gestes, automatiques, lui rappellent que personne ne l'attend à son retour du collège. Son père sur les routes, sa mère encore retenue à son travail de comptable et sa sœur Inaya, en terminale au lycée, laissent Coumba en tête à tête avec sa pile de livres, sa tablette numérique et ses cahiers, dont elle couvre les lignes d'histoires inventées, passant d'un genre à l'autre. Son temps s'étire avec les écritures, celles qu'elles découvrent d'auteurs confirmés et puis les autres, extraites d'elle comme du minerai, entre souffrance et libération.

La première chose à faire reste à traiter les devoirs scolaires. Ce soir, la situation s'annonce pire que les autres. Son cahier de textes, confirmé par l'application du collège, prévoit sans ambiguïté trois exercices de maths, une leçon d'anglais et un texte à étudier pour l'éducation morale et civique. Une fois encore, les maths s'affirment incompréhensibles, en dépit des décors du bouquin, censés alléger les figures géométriques infectes à tracer en les présentant comme de ludiques devinettes. Vaincue, Coumba laisse tomber et accepte l'augure d'une nouvelle confrontation avec Branie pour « exercices non faits ». L'anglais et l'éducation civique s'évacuent de manière mécanique, sans allégresse, mais sans pesanteur excessive, par l'effet sans doute de la bienveillance des enseignants, touchés par l'esprit de Noël et soucieux de ne pas alourdir les devoirs en cette fin de période.

Coumba s'autorise à retourner dans son monde, enfin. Elle reprend un livre, disponible gratuitement sur sa tablette, écrit par Jack London, « Le talon de fer », méconnu, qui décrit par anticipation les conséquences de la mondialisation, des inégalités et des fractures multiples aboutissant au chaos, à la violence, à la guerre. Elle pense à sa vie actuelle, au dérèglement mondial et frissonne en lisant ces lignes prémonitoires écrites en 1908. En parallèle de cette lecture, Coumba laisse sa pensée s'échapper vers la suite de son histoire contée à Léo. Elle quitte « Le talon de fer » et couche sur son cahier, avec son stylo plume préféré, quelques idées pour les aventures de Boleslav de Cavignac.

Malgré tous ses ennuis, toutes ses peurs, Coumba se raccroche à ce qui lui reste, les songes écrits, les idées qui volent, l'impalpable, l'intouchable, l'insaisissable liberté d'écrire et de rêver.

Quelqu'un ouvre la porte. Un regard sur l'heure qui s'affiche sur sa tablette l'informe du retour de sa mère. Que lui dire et comment s'adresser à elle sans paraître se plaindre de pas grand-chose, « faire des histoires pour rien », selon son expression maintes fois répétée ?

Fatoumata a déposé son sac, y compris les provisions, rapportées du supermarché Atouprix en faisant un détour après la sortie du bureau. Elle range les denrées dans la cuisine.

— Bonsoir, maman, veux-tu que je t'aide ? propose doucement Coumba.

— Bonsoir, ma fille. Inaya est rentrée ?

Coumba ressent la question comme une mise à l'écart foudroyante, une dissolution dans l'acide de quelques mots. Inaya, le centre du monde et Coumba, reléguée à la périphérie, qui deviendra peut-être sujet, s'il reste du temps.

— Non, Inaya traîne au lycée, sans doute. Ce n'est que moi qui te parle, désolée.

— Coumba, je ne te comprends pas. C'est terrible. Je te demande seulement si ta sœur est de retour du lycée. Toi, tu es là, je te vois et je t'entends. Je suis rassurée, tu es à la maison. Mais je n'ai pas vu Inaya et je m'inquiète pour elle. Tu peux comprendre ça, même si tu n'es pas maman ? Devenir parent, c'est aussi connaître une inquiétude que jamais tu n'as ressentie avant. Inaya et toi, vous êtes mes filles, ma première joie et mon premier souci en même temps, chaque jour. Est-ce que mon explication te suffit ? assène Fatoumata, débordée, fatiguée et agacée.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant