Une histoire dans l'histoire

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- Léo, tu me pardonneras si je cherche parfois un peu mes mots, mais c'est une histoire que j'ai lue il y a maintenant un bon moment. Et ce qui n'arrange rien, avec le seul petit temps dont on dispose, il faudra que je résume forcément.

- Alors ne perds pas une minute, fonce ! glisse l'enfant, taquin.

- Dans l'ancien temps, au treizième siècle, dans le sud-ouest de la France, un jeune noble de vingt ans, dénommé Boleslav de Cavignac, comte de son état, hérite de l'immense et riche fief de son père. Quoique puissant et reconnu, son devoir en chevalerie lui impose de prêter serment de foi et hommage à son suzerain, l'archiduc Eudes de Bortehoc, un homme méchant, impitoyable avec ses sujets, et pour tout dire, haï par son entourage. Boleslav, dont le tempérament naturel le porte à la bonté et à la douceur envers tous, se refuse à se présenter, comme vassal, à la cérémonie d'hommage. Sa décision, suscitant le courroux de l'archiduc, peu habitué à une telle rebuffade, ne lui laisse guère de choix : il abandonne son fief aux bons soins du métayer qui a toujours loyalement servi son père, prend avec lui son cheval, quelques effets et provisions de bouche, puis s'engage dans la longue allée du château pour débuter un voyage dont il ne connaît ni l'itinéraire, ni la destination.

Parcourant le pays en se laissant mener au jour le jour, son histoire finit par le précéder, donnant ainsi à la population et aux troubadours l'occasion de parler et de chanter. Les rieurs se gaussent de lui en affirmant qu'il a sans doute ses quatre quartiers de noblesse, mais plus le quart de sa tête, pour partir de cette manière, comme un pauvre hère, en dépit de son très enviable rang de comte, seigneur de Cavignac. Cependant, il fascine aussi et force le respect. On témoigne, ici et là, de ce qu'il s'est interposé lors d'une attaque de bandits de grand chemin, sauvant la vie et la bourse d'un honnête marchand, au péril de ses jours. Une autre fois, il s'est jeté tout habillé dans une rivière glacée pour y sauver une petite fille de paysan, qui serait morte noyée, sans sa bravoure. Rapidement, les gens de modeste condition lui offrent un nouveau titre, celui de « Seigneur des Humbles ». Ce noble cœur en a les larmes aux yeux, en l'apprenant.

Dépendant pour son quotidien de l'accueil des villageois aux endroits où il passe, il s'étonne toujours - et ne se lasse pas - de l'hospitalité franche que la plupart lui accorde. Obligé par ses hôtes d'un soir qui lui offrent gîte et couvert, il se sent bien loin du puissant archiduc Eudes de Bortehoc, grand seigneur mais petit homme, incapable d'avoir la moindre idée du sens du mot « partage ».

Or, il se trouve qu'un nouveau jour d'errance, ressemblant en tous points à ceux passés, Boleslav de Cavignac entend au loin le tapage que produit une foule de personnes rassemblées, en proie à une hystérie collective. Redoutant quelque attaque de brigands ou autre événement fâcheux, Boleslav part à triple galop au-devant du grondement humain, forcissant à mesure qu'il s'en rapproche.

Des hommes avec des piques, d'autres munis de fourches, certains avec de simples bâtons, à pied, à cheval ou à dos d'âne, frappent et sondent les haies, les fourrés, parcourent à grandes enjambées et en hurlant les champs et les bois alentour.

Cette scène sidérante apparaît sans aucune explication pour le Seigneur des Humbles. Ces gens semblent devenus fous, ils poursuivent une ombre, un fantôme, s'interroge-t-il.

Boleslav veut une réponse. Pour l'obtenir, il saute à bas de son cheval et agrippe par l'épaule un jeune garçon, très agité, équipé d'une pique. A force de questions, il apprend qu'un lion s'est échappé de sa cage alors qu'il était destiné à rejoindre le bourg voisin, où un combat entre le fauve et un ours devait avoir lieu le lendemain à l'occasion des festivités locales. Aussitôt relâché par Boleslav, le garçon repart en hurlant comme un diable, rejoignant la meute démente des chasseurs de lion.

Le Seigneur des Humbles comprend certes qu'un fauve en liberté présente une menace immédiate pour les habitants, mais il admet beaucoup moins une telle chasse sans pitié autant que risquée. L'issue sanglante de cette traque pour l'animal, voire pour ses poursuivants, forme une certitude.

Sans plus tergiverser, Boleslav se convainc qu'il lui appartient d'agir et de trouver le lion avant les autres.

- Heu, excuse-moi, je suis désolé de t'interrompre, mais je ne sais plus quelle heure il est. Tu ne vas pas être embêtée si tu dépasses ? Moi, je veux bien continuer, tu sais... intervient alors Léo, coupant le récit de Coumba.

- Mais tu as raison, Léo ! J'étais partie dans mon conte et je ne voyais plus le temps. On est déjà au-delà des quarante-cinq minutes. On va se faire remonter les bretelles, mais ne t'inquiète pas, j'assume. C'est moi qui devais faire attention, tu n'as pas de souci à te faire.

- Mais en fait, je suis sûr qu'on ne risque rien, Coumba, ni toi, ni moi ! C'est seulement qu'ensuite, il va y avoir les soins et ici, les horaires sont stricts. Pas pour embêter inutilement, mais ils ont le souci de nous soigner, au mieux.

Ce qui m'ennuie, en revanche, c'est que tu vas partir. J'ai compris une chose, tu sais. Je peux bien te le dire maintenant.

- Quoi donc ? s'étonne Coumba.

- Ton histoire, elle vient de toi, de tes pensées. Tu ne l'as jamais lue, pas vrai ? En vérité, tu l'as inventée au fur et à mesure que tu me la racontais. J'ai l'habitude. Les médecins, les infirmiers et infirmières me disent parfois des choses sur mon état, mais je sais tout de suite, à la façon qu'ils ont de me parler, de me regarder, ou pas, si leurs mots sont vrais ou cachent quelque chose.

Toi, tu voulais me faire plaisir et tu m'as offert un très beau conte, avec du moyen-âge, du fantastique, des gentils et des méchants et même un lion. J'avais l'impression que tu lisais des pages invisibles que tu aurais eues sous les yeux. Tu es un livre qui parle ! Tu as fait ça pour moi et tu as du talent, c'est fou ! Et c'est tellement gentil ! Mais tu vas t'en aller et je ne saurai pas ce que deviennent notre Seigneur des Humbles et le lion poursuivi, en mauvaise posture...

- Léo, c'est vrai. Tu as vu juste. J'ai inventé cette histoire parce que « Les trois mousquetaires », tu n'en avais pas envie et pour être franche, ça m'ennuyait aussi. Mais, tu sais Léo, si tu veux, bien sûr, je peux revenir te voir. Bientôt, ce sont les vacances de Noël, j'aurai du temps, puisque je reste à Nîmes... Mais ne te force pas à dire oui si ça ne t'intéresse pas vraiment, je ne le prendrai pas mal du tout. Ce n'est qu'une histoire que j'invente...

- Coumba, je ne demande que ça. Moi aussi, je vais rester à Nîmes pour Noël, ici. Alors que ma famille est de Saint-Paul-la-Coste, un petit village près d'Alès, si tu connais, en pleines Cévennes. Tu racontes tellement bien, ce n'est pas pour te flatter que je dis ça. J'ai vraiment envie de connaître la suite et ça me ferait bien plaisir de te revoir, histoire ou pas... Tu sais, j'avais un ami dans la chambre d'à côté, la 125. Il s'appelait Abdel. On faisait des devoirs ensemble, quand c'était possible le jour de visite des profs à l'hôpital. Lui, il avait la bosse des maths et moi, c'est le français. On s'amusait aussi, toujours une blague à raconter, des gâteaux à partager, venant de nos familles. Et puis, il est parti. Un matin, tôt, alors que ma porte de chambre était restée à demi-ouverte, j'ai vu passer un brancard avec une forme dessus. J'ai appris plus tard.

Coumba voit poindre des larmes dans les immenses yeux de Léo et murmure :

- Je te promets de revenir. Je tiens mes promesses, Léo.

- Je peux te faire la bise pour te dire au revoir et à bientôt, Coumba ? Tu n'as pas peur, même dans mon état ?

- Pourquoi j'aurais peur ? On se fait la bise et on se revoit au plus tôt. Je demanderai l'autorisation à l'hôpital, peut-être que tu pourrais aussi en parler à tes parents, être sûr qu'ils sont d'accord pour que je vienne te voir.

- Alors, à bientôt Coumba !

- A bientôt, Léo !

Coumba applique ses joues sur celles de Léo, creuses et froides. Elle a envie de pleurer mais retient ses larmes. Léo se contient, lui aussi. Leur émotion les lie, maintenant, comme une histoire dans l'histoire.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant