Pensées pour soi et pour les autres

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Noël et la nouvelle année appartiennent au passé. Un souvenir demeure. Les yeux clos de Léo dans son visage éteint obsèdent Coumba. Une odeur de produit pharmaceutique, un bruit métallique, un cri, la ramènent à l'hôpital aux murs jaunes. Le soir, son propre lit se mue en tombe, ses draps en linceul. La mort de Léo se répète, à travers elle.

Coumba s'est confiée à sa mère, à son père par téléphone. Sa sœur Inaya l'a écoutée. Chacun l'a convaincue de poursuivre son chemin, de garder le meilleur de Léo. Des mots attendus, en somme, bienveillants sans doute, mais atteints par toute la maladresse que l'évocation de la mort provoque. Des paroles de braves gens, qu'il faut entendre, avant de remercier. L'apaisement, s'il vient , empruntera d'autres voies, peut-être.

Le 3 janvier, la rentrée au collège Poistuc ne diffère pas des autres événements scolaires. Le monde tourne sans Léo. Ses obsèques seront célébrées le lendemain à Saint-Paul-la-Coste, dans l'intimité familiale ; un simple ensevelissement, au cimetière, où son corps sera protégé par la terre cévenole. Un jour, Coumba ira à cet endroit. Un lien existe maintenant entre ce lieu, Léo, sa propre vie. Elle en mesure l'ancrage intérieur, irréversible.

En attendant sa liberté de choix, Coumba se heurte à l'emploi du temps de sa classe de quatrième, intangible. Les cours défilent. La principale, Mme Moussie, passant durant l'heure d'histoire, lui a demandé, ainsi qu'à Maëlys et Alban, de vouloir bien se rendre à son bureau lors de la récréation de milieu de matinée.

Là, les deux élèves lui ont remis chacun une lettre, supposée contenir une demande d'excuses.

Mme Moussie constate que sa décision a été respectée. Maëlys et Alban se sont exécutés. Se satisfaisant du respect des formes, elle ne juge pas utile de prendre connaissance de la teneur des courriers. L'affaire close, sans rejaillissement sur la notoriété de son établissement, le fonctionnement routinier et tranquille reprend.

Coumba, avec son marronnier de compagnie, dépouille les enveloppes. Deux tristes feuilles sorties d'imprimantes alignent des phrases inertes, semblables jusqu'à la ponctuation. « Alban et Maëlys démontrent qu'une intelligence artificielle dispose de la capacité d'engendrer », se convainc Coumba, sarcastique. « Pourquoi n'ont-ils pas préféré une photocopieuse, cela aurait pris moins de temps... »poursuit-elle, partagée entre l'envie d'en rire et celle d'aller les frapper.

Ces bouts de papier entachés d'hypocrisie sont remisés au fond de son sac, destinés à l'oubli. En revanche, la missive de Léo écrite à l'attention de M. Leguillon, portant trace sur l'enveloppe de sa belle écriture appliquée d'enfant, se trouve dans la première poche, dans un sachet en plastique pour la préserver de toute salissure. Coumba pense à son contenu, dont elle ignore tout. Léo a gardé le mystère de son cadeau posthume et a désigné le professeur de français comme exécuteur testamentaire. L'enseignant aura la lettre en mains à l'heure prochaine. Ainsi en a décidé l'agenda de la semaine.

— Bonjour à tous et meilleurs vœux de travail acharné pour la nouvelle année ! clame M. Leguillon pour sacrifier avec malice aux traditions du Nouvel An.

Les élèves rient, pour la plupart, y compris les cancres. En entrant dans la classe, Coumba a déposé la lettre de Léo sur le bureau du professeur, avant de gagner sa place.

— Coumba, tu as une lettre pour moi ? remarque le professeur, en saisissant l'enveloppe.

— C'est de la part de Léo Agulhon, Monsieur. Vous savez, le petit garçon hospitalisé à l'hôpital Carémeau et qui...

— Oui, Coumba, j'ai appris la nouvelle. Dans un instant, je prendrai connaissance de ce courrier. Avant cela, je vais vous demander d'ouvrir le livre que vous deviez lire pendant vos vacances de Noël : « L'homme qui plantait des arbres », de Jean Giono. Nous allons en discuter. Reprenez le début en recensant tous les détails, le style, le genre de l'ouvrage, toutes les questions qui vous viennent à l'esprit.

Les élèves s'attellent au travail demandé.

M. Leguillon ouvre l'enveloppe, déplie le feuillet unique qu'elle renferme, puis lit. Ses élèves, silencieux, absorbés par leur tâche, ne le voient pas fermer les yeux, relever la tête, troublé par sa lecture. Coumba l'observe. Elle a terminé de prendre les notes nécessaires pour alimenter l'étude du début de « L'homme qui plantait des arbres ». Elle bout de ne pas savoir ce que contient la feuille écrite par Léo. Quand Leguillon va-t-il se décider à réagir ? s'énerve-t-elle, seule à sa table.

— Excusez-moi d'interrompre votre travail, pour ceux qui n'ont pas achevé. Votre camarade Coumba m'a remis une lettre qui a été écrite par un petit garçon, Léo. Cet enfant, hospitalisé, est mort le premier janvier. Il avait huit ans. Je vais vous lire la lettre qu'il a écrite à mon attention, mais qui vous concerne tous, en réalité. Ecoutez-moi bien, je vous en prie.

« Monsieur le professeur,

Coumba m'a parlé de vous à de nombreuses reprises. Je sais que vous êtes responsable de l'action du collège au profit des enfants qui, comme moi, sont à l'hôpital. Je ne vais pas m'attarder sur mon cas, ce n'est pas le sujet de ma lettre, mais je précise quand même que la maladie, le cancer, va gagner bientôt sans plus aucun espoir de rémission.

Ma vie va cesser, mais pas celle de Coumba, mon amie pour toujours.

Elle mérite d'être respectée, écoutée, épaulée aussi. Sachez qu'elle a su m'aider à mourir, qu'elle m'a fait oublier ma peur de la nuit qui tombe, qu'elle s'est trouvée auprès de moi chaque jour pendant les congés de Noël, surmontant sa propre terreur de l'hôpital, de l'aggravation de mon état, de mes souffrances que je ne pouvais pas lui dissimuler. Pourquoi lui fait-on du mal au collège ? Ses performances en sciences ou en sport pointent vers moins l'infini ? Et alors ? Ses talents de conteuse, croyez-moi, compensent ce déficit. L'immense vague de son amitié sincère emporte au large ses minuscules lacunes sans importance. Regardez-là comme je la vois, comme je l'ai vue. Aimez-la, comme je l'aime. Vous méritez, vous aussi, de vous comporter mieux avec elle. Parce qu'elle vous le rendra ; c'est un bon calcul, voyez-vous, de compter sur elle.

Surtout, ne pensez pas que je m'autorise à donner dans la leçon de morale venue de l'au-delà. Ce n'est pas ma mort prochaine qui me confère le droit de vous imposer quoi que ce soit. Je me borne à appeler votre attention sur les qualités de Coumba, sur sa valeur. Auriez-vous, pendant les fêtes de fin d'année, accompagné un enfant mourant, sans cheveux, maigre comme un clou, coincé sur son lit, en un mot, désespérant ? Posez-vous cette question. Coumba l'a fait.

Je vous souhaite à tous le meilleur pour votre vie. Qu'elle vous soit douce, le plus souvent et le plus longtemps possible. Et pour qu'elle soit encore plus savoureuse, déployez cette douceur autour de vous. C'est tout à côté, c'est facile. Coumba saura vous expliquer.

Message final à M. Leguillon : c'est à vous de juger s'il faut lire cette lettre en classe. J'ai huit ans, je ne sais pas. En tout cas, j'ai pensé que Coumba ne saurait pas quoi en faire, elle est trop timide !

Avec mes pensées et mes remerciements,

Léo ».

Trois élèves pleurent tout bas, les autres tentent d'assimiler le message. L'un s'enhardit et demande une nouvelle lecture par M. Leguillon. Le professeur refuse, mais l'informe qu'il tient le courrier à sa disposition pour le relire à son rythme. Sa proposition vaut pour les autres.

Maëlys et Alban se lèvent de leur siège et s'approchent de Coumba. Ce sont eux qui pleurent, ensemble cette fois.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant