Bonne année, bonne santé !

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Pour la nouvelle année, l'hôpital a changé de décor, même si le sapin synthétique, laissé en place, scintille toujours de toutes ses lumières criardes. Dans les couloirs, se sont ajoutés des confettis, une fausse bouteille de champagne et sa flûte en plastique, des cotillons, des bandes de papier colorées qui pendent du plafond. Ignorant ces manifestations de joie et de liesse, Coumba parcourt, ce premier janvier, comme les jours précédents, l'itinéraire imposé pour retrouver Léo.

— Bonjour Coumba. Je te souhaite une bonne année, l'accueille le petit garçon, la voix faible.

— Bonjour Léo, je te remercie, se borne à répondre Coumba, en esquissant un sourire contraint.

— Tu peux me dire « Bonne année », j'en aurai besoin, encore plus pour celle-ci.

En l'embrassant, Coumba murmure les souhaits traditionnels attendus par Léo. Elle lui prend la main, sèche, osseuse. Son état empire. Aucune compétence particulière en médecine n'est requise pour observer cet état cachectique qui caractérise à présent le petit garçon. La maladie l'épuise. Les desserts et douceurs de Fatouma ne soutiennent plus le corps affaibli, les antalgiques aussi montrent la limite de leurs effets.

— Tu as vu tes parents, aujourd'hui ? questionne Coumba, s'efforçant d'articuler sa phrase avec une diction neutre, afin d'éviter un surcroît d'anxiété à Léo en laissant transparaître la sienne.

— Oui, ils sont venus ce matin, avec ma sœur. Ils m'ont dit que j'ai dormi à un moment donné, pendant leur visite. Je ne m'en suis même pas rendu compte. J'ai une nouvelle photo sur ma table de chevet, tu as vu ? Comme ça, ils sont là, avec moi. Je ne suis pas sûr, mais je crois que papa a pleuré. Je sais comment il se cache. Il fait semblant de regarder par la fenêtre ou alors il dit qu'il ne supporte pas la poussière, que les allergies lui brûlent les yeux. Le professeur Ben Khalif leur a peut-être parlé, ce que je comprendrais. Il ne peut pas leur dire que mon état s'améliore, ce serait un mensonge, inutile en plus. Quand je me regarde, j'ai l'impression de voir Abdel, avant qu'il ne sorte de sa chambre sur le brancard, le drap par-dessus. Il avait tellement maigri, le pauvre.

— Est-ce que tu as mal, Léo ? Tu as besoin de quelque chose, dis-moi ? le coupe Coumba, incapable de continuer à l'entendre évoquer sa mort, celle d'Abdel.

— Oui, Coumba, j'ai besoin de toi. Énormément. Comme jamais depuis que nous nous sommes rencontrés. Tu penses rentrer chez toi à quelle heure ? Et là, quelle heure est-il ? Je ne sais plus trop reconnaître les moments de la journée, sauf quand le soir tombe.

— Il est 16 h 10, Léo. Je partirai quand tu me le diras. Surtout, il ne faut pas que je te fatigue, tu dois te reposer.

— Dormir, sans doute, comme ce matin avec mes parents ? Pour ce qui me reste de temps ? J'ai mal, Coumba, de plus en plus. Tu ne l'imagines pas. Ca se termine, je le sens. C'est comme ça. J'ai pu regarder la Saskatchewan, grâce à ton livre et j'ai voyagé. J'essaie de penser à Boleslav de Cavignac, au pauvre Aslan, mais tu es la seule à pouvoir tisser leurs aventures, tracer leurs chemins, au gré de tes mots. Avec mes parents, malgré la douleur, j'ai retrouvé Saint Paul la Coste, mon école, le restaurant du village, « L'atelier des épicuriens », où j'ai adoré passer la journée de cousinade, avec plus de quarante personnes, autour de bons plats des Cévennes. Un jour d'automne magnifique, joyeux, inoubliable, au goût de châtaigne, de cèpe, aux senteurs de pommes des vergers. J'ai tellement couru et joué dans les faïsses et les drailles, avec mes copains. Aujourd'hui, j'ai vu aussi le cimetière, les tombes de ma famille. J'ai pensé à eux. Au temple aussi, où j'allais le dimanche, en espérant que l'on me demanderait de sonner la cloche en tirant fort sur la corde. Ca me faisait m'envoler. Tu vois, tant de souvenirs, Coumba, qui jaillissent au milieu de ma souffrance, incessante maintenant. Je ressens chaque pulsation du mal, dans tout mon corps, violente, affreuse et je pense à chaque fois au sapin qui clignote dans le couloir, sans que personne ne l'arrête. Ce sont des associations d'idées absurdes, mais c'est ce qui m'arrive. Je dois t'ennuyer, Coumba. Tu peux me dire l'heure qu'il est, s'il te plaît ? Est-ce qu'il fait nuit ?

—  Il fait nuit, Léo. Tu ne seras jamais un poids pour moi, chasse ça de tes idées. Nous causons depuis un moment, puisqu'il est 18 heures. Je pense que les soignants vont passer, maintenant.

— Tu vas rentrer chez toi, c'est pour ça que tu me dis ça ?

— Non, Léo. C'est parce que, d'habitude, il y a une visite et puis le repas du soir vers 18 heures à l'hôpital. C'est ce que j'ai remarqué, je me trompe ?

Léo, d'un signe de tête, approuve l'observation de Coumba. Sa confusion grandit, l'heure ne signifie plus grand-chose pour lui. Il se perd dans ce temps qu'il ne maîtrise plus, qui l'absorbe. Sa douleur lui dicte son seul rythme, devient son unique repère. Il survit en pulsations de souffrance, selon le décompte imposé de la fin de vie.

On frappe à la porte. C'est le moment où le professeur Ben Khalif procède à sa tournée auprès des jeunes patients du service, accompagné de ses collègues. Il prie Coumba de bien vouloir sortir de la chambre, mais Léo s'y oppose.

— Docteur, laissez Coumba rester, s'il vous plaît. Il n'y a pas de secret entre elle et moi, je lui ai tout dit sur mon état.

— Bien, Léo. Coumba va rester, si elle le souhaite. Mais, sache-le, il faut que je te parle de la perfusion et de ce que l'on peut faire pour te soulager. Coumba, que décides-tu ?

— Si Léo demande que je sois présente et que vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'assisterai à votre visite.

— Merci, Coumba, je savais que tu aurais ce courage. On va écouter ensemble le professeur. Je me doute qu'il aura les meilleures propositions possibles, vu la situation.

— Léo, je ne t'ai jamais menti. Les mauvaises nouvelles, je te les ai annoncées et il y en a eu beaucoup trop depuis que tu es là. Avant de continuer, je dois t'avertir que j'ai parlé à tes parents et que cela a été difficile pour tous. Nous sommes convenus que je les préviendrai d'une aggravation de ton état, le plus tôt possible, car ils ont un long chemin à parcourir, sans parler des dispositions à prendre pour faire garder ta petite sœur. Je viens de mentionner une aggravation de ton état. Tu n'es pas étonné, n'est-ce pas ? Tes douleurs, désormais, augmentent et les antalgiques actuels doivent laisser la place à d'autres produits plus efficaces. Je te propose une sédation profonde. Cela veut dire que tu vas t'endormir, un peu comme une anesthésie. Tu n'auras plus mal du tout, mais tu ne seras plus vraiment conscient. Je comprends que c'est une décision difficile à prendre. Lorsque la sédation agira, tu ne pourras plus communiquer avec tes proches ; c'est très important de le savoir. Pardonne-moi de parler ainsi, mais tu devras avoir fait tes adieux avant. Léo, je ne veux pas que tu souffres. Je connais la maladie et je sais ce que tu endures, avec un immense courage. Tu es mon jeune patient, avec lequel j'adore parler de tout, tu es tellement intelligent et sensible ! Mais ne rejette pas l'idée de t'endormir, ne me demande pas de continuer à souffrir, par pitié pour moi.

— Docteur, vous me laissez le temps de dire au revoir à mes proches, c'est bien ça ?

— Oui, c'est toi qui décideras du moment. C'est ton droit le plus strict, mon Léo.

— Alors, s'il vous plaît, je vais attendre mes parents. J'ai très mal, mais je tiendrai. Coumba est là, elle m'aidera à ne pas flancher. Je ne veux pas dormir tout de suite ; j'ai besoin de voir, sentir, embrasser papa et maman. Au moins, leur dire combien je les aime. Ils doivent vivre pour Constance, pour notre maison, notre beau village aussi.

— Je vais les appeler, Léo. Compte sur moi.

Le professeur se retire. Sa peine, visible, rend l'atmosphère pesante. Toute l'équipe de soignants sort, partagée entre colère impuissante et tristesse sans remède.

Coumba a pris la pleine mesure des moments à venir. Les paroles du professeur Ben Khalif excluent tout espoir. Elle doit cependant avertir sa mère qu'elle sera retenue à l'hôpital, auprès de Léo.

— Je vais téléphoner à ma famille, Léo. Ne t'inquiète pas, je ne suis pas en train de partir. Je vais prévenir que je reste ici, à tes côtés.

— Tu es adorable Coumba. Je demande pardon à ta famille, je te retiens ici. Mais j'ai trop besoin de toi ; ils comprendront, j'espère.

— Je reviens dans un instant ; je suis dans le couloir, à côté.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant