2.
Noé roulait à toute allure, faisait tous les détours possibles pour éviter qu'on nous voie. La camionnette était reconnaissable : il y avait, à l'arrière, un tag rose fluo qui disait « Dieu est gay ». Peut-être que les médias n'oseraient pas diffuser cette information qui ferait paraître le cas de notre disparition dérisoire, peut-être que personne ne voyait à qui pouvait bien appartenir cette camionnette bleu foncé, avec son tag blasphématoire. Peut-être que personne ne nous cherchait.
Il nous restait à peine sept heures avant qu'on se mette à nous chercher, et nous avions plus de kilomètres au compteur que je n'en avais jamais roulé auparavant. Bientôt, Noé allait devoir faire un plein. Mais il devait aussi nous acheter de quoi manger, et il n'était pas riche. Il n'avait sur son compte que des économies vieilles de quelques mois, un peu mordues par des achats superficiels, et les cent-cinquante euros encore intacts qu'il avait reçus à Noël. Violette était calée sur le bras de Loup, et me regardait.
−J'ai faim, dit-elle.
Puis elle tira un bout du blouson de Loup et fit mine de le mordiller.
−Hé, ne bave pas sur mes vêtements !
−Noé, j'ai vraiment faiiim !
Je le voyais. Il serra les poings autour du volant, et ses paumes blanchirent. Il réfléchissait à se réponse, cherchait où aller. Finalement, il décida qu'on s'arrêterait à la première aire. Nous étions tous soulagés, mais n'en laissâmes rien paraître. Loup se mit à tapoter nerveusement sur sa guitare. Ça faisait un bruit spécial, mélodieux. Je fermai les yeux pour mieux entendre ses phalanges contre le bois vernis.
L'aire était bondée. Noé nous demanda de garder nos vêtements normaux. J'attrapai Violette par la main.
−T'es complètement dingue, s'énerva Loup. T'as vu le monde qu'il y a ici ? On va se faire gauler !
−Fais-moi confiance, plus on se fond dans la masse, mieux c'est.
J'avais l'impression de faire partie d'un équipage, que Noé en était le capitaine et que nous pliions sans cesse sous ses ordres. Je n'approuvais pas non plus l'idée de m'aventurer sans couverture dans un endroit aussi fréquenté. Puis, comme une évidence, mon esprit me souffla que si je me montrais trop, les gens ne me remarqueraient que peu. Je glissai mes cheveux derrière mes oreilles, recoiffai ma sœur de la même manière. Noé essuya les dernières traces sur ses joues, Loup remit son bonnet avec lequel il était si bien. Nous entrâmes. Une vague de peur me submergea, je sentis mon visage brûler, mais je savais que j'étais très pâle, anémiée. Je sentis les doigts de Loup à la recherche des miens. Je le regardai, l'air de lui dire qu'il ne fallait pas qu'il agisse ainsi. J'avais tout prévu. Si Loup prenait ma main, cela formerait une chaîne avec Violette, et des gens nous remarqueraient. Alors il comprit, baissa la tête et rejoignit Noé. Cela rétablit l'ordre des choses. Je serrai mon poing libre, souris à Violette.
Nous étions tous les quatre devant un étalage de nourriture. J'avais faim, mais l'appréhension agissait comme un anesthésiant et je ne sentais pas mon estomac, je ne pouvais qu'entendre ses grognements. Noé choisit de quoi manger pour chacun avec parcimonie. Pour lui, un sandwiche au jambon, pour Violette, une barquette de salade aux crudités (la nourriture la plus chère ici). Pour Loup et moi, un paquet de chips et une conserve de saucisses. Noé acheta enfin une grande bouteille de soda bourré de caféine. Le passage à la caisse fut, je crois, l'instant de ma vie le plus terrible. J'étais derrière Noé, je regardais par-dessus son épaule. Il déposa la nourriture sur le comptoir. La caissière encaissa, mais quand Noé paya avec du liquide, elle s'excusa de ne pas avoir préparé de monnaie dans sa caisse. Mon cœur s'emballa, je l'entendais dans mes oreilles. Le temps parut ralentir, je voyais les mains de la caissière s'activer à ranger les pièces dans les compartiments de sa caisse. Je retins mon souffle, coupai court à ma respiration précipitée et désordre. Je cherchai fébrilement la main de Loup, que je saisis dès le premier contact. Il était mou, il ne serra pas ma main en retour. Je levai la tête, inspirai. Il y avait un poste de télé accroché au mur, au milieu d'affiches et de Post-it. Les informations passaient en boucle. Je serrai les dents. Le présentateur remuait les lèvres. J'avais le vertige. Devant moi, Noé s'impatienta.
−Vous ne pouvez pas payer par carte, jeune homme ?
−Non, vraiment.
La lumière des néons se reflétaient sur l'écran bombé de la télévision. Les visages de Noé et Loup apparurent. Loup lâcha ma main. Je ne savais plus à qui me raccrocher. Il baissa la tête, me regarda, les pupilles dilatées. Je vis ses lèvres prononcer : Nom de Dieu !
Noé ne perdit pas son sang-froid. Dès que l'incident de la monnaie fut réglé, il me tendit les provisions et empoigna Violette par le bras, lui arrachant un petit cri. Nous regagnâmes la voiture. Je me jetai sur mon siège, mon frère redémarra et nous quittâmes le parking dans un bruit de crissement. Au bout de quelques minutes, l'agitation commença :
−Noé, on était à la télé ! cria Loup, désespéré. C'était une alerte enlèvement !
−Je sais, répondit-il calmement.
−Comment ça, une alerte enlèvement ? demandai-je, abasourdie.
−Frank a dû prévenir la police, mais il leur a dit que Loup et moi vous avions enlevées.
Il alluma la radio.
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LA ROUTE
Teen FictionC'était le printemps. Une nuit. Violette pleurait. Noé se battait dans la cuisine. J'avais peur, je fermais les yeux, tenais ma sœur dans mes bras. Une nuit. Loup a sonné à la porte. Ce fut très rapide. La seconde d'après, nous étions partis. Sur la...