CHAPITRE 5

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5.

−Le problème, c'est qu'on n'a pas de destination finale.

−Comment ça ?

−Bah, on roule, mais je vais pas faire des pleins indéfiniment ! On va bien devoir s'arrêter quelque part, un jour ou l'autre.

−Je saisis pas. On a encore du carburant, de la bouffe, enfin, un peu. Tout va bien !

−On a aussi les poulets qui sont à nos trousses.

−Oh, arrête, on dirait un scénar de film, ton histoire. Violette et Elena sont là, faut pas leur faire peur.

Loup me considérait comme un bébé, me logeait à la même enseigne que Violette, qui avait à peine six ans. J'étais vexée. J'étais seule. J'avais peur, aussi, c'est vrai. J'avais peur, mais je ne voulais pas le dire. Je ne voulais pas qu'on me console. Je voulais me sentir utile. Je m'assis sur le capot de DEG. Le jour se levait à peine, mais il fallait qu'on parte. Je repensai à hier soir, quand nous étions allongés par terre, Loup et moi. J'étais heureuse. Je n'avais jamais été aussi heureuse qu'à cet instant. Ce n'était rien de plus qu'un long silence, dans la nuit, rien de plus qu'une lune voilée et que quelques étoiles mêlées à des avions. Ce n'était rien de plus qu'un parking. Ce n'était rien de plus qu'un ami, n'est-ce pas ? Rien de plus.

Le moteur crachotait lorsque nous repartîmes. Mon ventre vide me faisait mal, et je mangeai mes six Tic Tac du jour d'un coup. Douze calories. Pauvre de moi. Violette était montée sur les genoux de Loup. Je pris sa guitare et fis sonner chaque corde, lentement, pour faire durer l'écho. Noé alluma la radio pour me faire cesser. Je reposai violemment l'instrument et me tournai vers la vitre. Je me reflétais. Ma mine boudeuse de gamine me fit honte. Du sang me piqua les joues quelques secondes, puis plus rien. J'avais accepté d'être une enfant.

Une femme à la radio parla de la condition économique française, puis, par je ne sais quel tour de phrase, engagea le sujet de l'enlèvement des deux fillettes. Fillette. Noé s'écria :

−Merde ! Ils se dirigent vers le sud !

−Comment ils savent ? demanda Loup.

−La voiture n'est pas à moi, le vol a aussi dû être signalé. Si je me fais choper, je suis dans la merde. J'ai même pas le permis, dit Noé, ce qui n'était pas vraiment une réponse.

Il eut un rire hystérique. Je gardai le silence, comme il était convenu pour une enfant. Pourtant, tout se bousculait dans ma tête. Il suffisait que je témoigne, moi aussi, en faveur de mon frère, quand la police viendrait nous chercher. Il suffisait que je dise toute la vérité. Sans explications. Noé ne méritait ni la prison, ni une amende. Et encore moins de retourner à la maison.

Noé avait ouvert sa fenêtre. Il faisait une chaleur infernale et la voiture était enfumée de tabac. Nous prenions l'est, espérant nous retrouver à la frontière de la Suisse. Rien n'était joué. Nous n'avions ni carte, ni téléphone portable utilisable. Nous jouions la carte de la fuite. On tournait en rond. Je savais que ça ne durerait pas longtemps. Mais, vous savez, peu importe le temps que ça dure, tant qu'on ne sait pas quand ça va s'arrêter, on continue.

Il y avait un village. Violette supplia qu'on s'y arrête, et moi aussi, intérieurement. Les maisons étaient en pierre, les rues pavées. Noé était réticent à l'idée de sonner chez quelqu'un, mais plus personne ne voulait rentrer par effraction dans des endroits glauques. Il se gara. La rue était ensoleillée, et ça faisait un bien fou de se dégourdir les jambes. Loup s'approcha d'une maison et lut le nom sur la boîte aux lettres.

−Monsieur et madame Lefebvre.

−Très bien, sonne, râla Noé en faisant signe que cela n'avait pas d'importance.

Loup appuya sur le bouton de la sonnette. J'entendis une petite musique électronique résonner à l'intérieur. C'étaient les premières notes de Vive le vent. Une femme nous ouvrit presque immédiatement. On aurait dit qu'elle se trouvait déjà derrière la porte.

−Je peux vous aider ?

Elle avait l'air bouleversée. Ses cheveux étaient mal coiffés, coincés dans le col de son pull trop large.

−Nous...euh... On a eu un petit problème avec notre voiture. Est-ce que vous pourriez nous héberger... le temps d'une nuit ?

Elle eut l'air pensif, et fronça ses sourcils, qui étaient fins, presque transparents.

−Une nuit seulement, ça me va.

J'entendis Loup derrière moi qui poussa un soupir de soulagement.

−Entrez.

La femme parut surprise de voir Loup et Violette débarquer, n'ayant parlé qu'à Noé. La maison sentait le renfermé et le pot-pourri. Une console en bois massif, calée dans un angle, était surchargée de courrier. Une petite table, plus loin, supportait trois cadres, avec toujours le même homme dessus. Je trébuchai sur un tapis retourné. En baissant les yeux, je vis qu'il était démodé et râpé, comme celui qu'il y avait chez l'ancien antiquaire, près de chez nous.

−Pardonnez le bazar, les enfants. Je reçois peu de monde depuis...

Madame Lefebvre ne termina pas sa phrase. Il y avait une porte sous l'escalier, qu'elle ouvrit, découvrant une tringle où pendait un épais manteau de fourrure.

−Vous pouvez mettre vos affaires là, dit-elle.

Je n'en avais pas envie. Le sac de vêtements que Loup tenait termina dans le placard, et mon sac à dos rempli de toutes nos affaires aussi. Madame Lefebvre referma la porte dans un grincement.

−Vous avez de la chance, j'ai une chambre de libre, dit-elle avec enthousiasme.

Lorsqu'elle nous présenta la fameuse chambre, à l'étage, sa voix dérailla, comme sous le coup de l'émotion, ou plutôt comme si elle n'avait pas parlé à quelqu'un depuis longtemps. La pièce sentait le frais. Elle était vide, excepté un grand matelas.

−Je vais vous apporter des draps, dit-elle. Installez-vous.

Je m'assis sur le lit. Il y avait difficilement la place pour trois personnes, alors pour quatre...

−On va devoir se serrer, dis-je.

−Serré ou pas, je m'en contrefous. Tout ce que je veux, c'est un lit, au moins une fois, dit Loup.

−C'est vrai. Mais on part demain à l'aube, promis ? C'est pas le moment de traîner.

Nous étions tous épuisés, affamés et angoissés. Chaque minute comptait. Pourtant, dans cette maison, j'avais presque l'impression d'être en sécurité. J'ouvris la fenêtre en grand. La vue était magnifique, la maison donnait sur un océan de prés, dont elle n'était séparée que par un petit bois. Il me sembla voir une clôture tout autour ; j'en déduisis qu'il faisait partie de la propriété de madame Lefebvre. Loup s'approcha. Au moment où il allait fermer la fenêtre, notre hôte appela du rez-de-chaussée.

LA ROUTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant