CHAPITRE 8

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8.

Le carton froid d'un paquet de biscuits contre mon ventre. Les poches remplies de bonbons. Toujours le même discours. Loup marchait devant, m'ouvrait la barrière, et on courrait jusqu'à la voiture. DEG était garée à l'abri. Nous mangions sans faim, espérant faire durer le plaisir d'être seuls. Mais le piège se refermait lentement sur nous.

−On arrive bientôt au prochain péage, dit Noé.

Le silence était épais, pesant malgré nos paroles.

−Qu'est-ce que tu prévois ?

−On continue.

La voix de Noé était fébrile, hésitante. Il savait que tout ça était bientôt fini. Mais pour qui ? J'avais un pressentiment.

La nuit était tombée. Je rejoignis Loup, allongé sur le sol comme à son habitude.

−Pourquoi tu viens toujours te coucher par terre ?

−J'essaye d'apprécier.

−Quoi ?

−Tout ça. Notre liberté. Alors je me fais tout petit et j'admire le spectacle.

D'une main, il attrapa la jambe de mon jean pour me tirer vers lui.

−Est-ce que... tu as déjà vu un truc aussi beau ?

Les étoiles dans ses yeux. Le panache vaporeux au bord de ses lèvres.

−Oui. Mais... euh... ce soir, c'est... Ouais, c'est vraiment cool.

Il me regarda, l'air de vouloir en savoir plus.

−Je vais me coucher, dis-je, me sentant soudain rougir.

La camionnette m'attendait. La chaleur de mon frère et ma sœur. Le sommeil allait facilement me rattraper.

−Elena ? appela Loup.

−Oui ?

Il inspira bruyamment.

−Bonne nuit.

Le soleil pointait à l'horizon. Les vitres étaient couvertes de buée alors que dehors, la température ne cessait de chuter. J'éclaircis mon champ de vision avec ma manche. Loup était dehors, appuyé contre la carrosserie. Il fumait.

−Qu'est-ce que tu fabriques avec les clopes de Noé ? Tu fumes, toi, maintenant ?

Loup se tourna vers moi. J'avais un pied au sol, l'autre sur le siège de la voiture. La portière ouverte me servait de rampe pour garder mon équilibre.

−En fait... quand je l'ai allumée, j'ai trouvé que c'était beau. Cette lumière. Et pour que ça brûle, il faut tirer des taffes. Regarde, ça brûle, dit-il en tirant sur sa cigarette, les sourcils froncés.

Je lui frappai la main. Le tabac termina de se consumer sur le sol.

−Ne fais pas ça.

Loup eut une quinte de toux violente. Puis il s'éloigna de moi à grands pas, écarta les bras et ferma les yeux.

−J'essayais juste de profiter. Je voulais...

J'étais à plusieurs mètres de lui, et sa chaleur irradiait mon corps de la même façon que s'il s'était trouvé contre moi. Il avait ce regard fou et téméraire de celui qui ne reviendrait jamais.

−Loup, tu...

J'avais les larmes aux yeux. Je l'enviais de croire encore à tout ça, et je le détestais pour la même raison. Et je l'aimais.

Le dernier péage n'allait pas tarder. Noé roulait moins vite que d'habitude. C'était pesant de savoir que c'était bientôt la fin.

−Je t'aime, murmura Violette en me serrant le bras.

Cet élan d'affection soudain m'émut. J'enfouis mon visage dans son cou, respirai son odeur d'enfant et l'embrassai sur les deux joues.

−Moi aussi, Vio'. Tu le sais.

Je l'étreignis encore une seconde, craignant d'éclater en sanglots. Puis, entre les cheveux emmêlés de ma sœur, je vis Loup, la tête appuyée contre la vitre. Le paysage défilait dans ses yeux. Il avait l'air accablé de fatigue et ses lèvres, malgré les fossettes à leurs coins, semblaient ne plus pouvoir sourire.

−Noé. Il y a une aire, dit-il. On s'arrête, j'ai de la place dans mon pull.

Aussitôt, nous entrâmes dans le parking. Il y avait plus de monde, mais je savais à quel rôle me tenir. Je sortis. Loup marchait trop vite. Il parcourut chaque rayon en évitant habilement les gens, puis il disparut. J'en profitai pour dérober des paquets de mouchoirs et même un T-shirt que je sortis de son emballage et cachai sous mes vêtements. Je retrouvai Loup près de la caisse. Action !

−Tu en as trouvé ?

−Non... On s'arrêtera à la prochaine. Allez, viens, Marie.

Dès qu'il eut passé la porte, Loup se mit à courir. Je le rattrapai et empoignai sa manche pour le retenir.

−Qu'est-ce qui t'arrive, Loup ? Pourquoi tu m'évites ?

Il poussa un soupir plein de détresse. Je devinai sous son sweatshirt le contour d'une flasque d'alcool.

−OK, peut-être que... peut-être que je suis chiante, Loup, mais c'est pas une raison ! Tu dois pas me laisser derrière quand on fait ça, d'accord ? On est tous les deux dans la galère, tu peux pas...

J'aperçus Noé qui nous faisait de grands signes à la fenêtre de DEG. Des voitures de police entraient sur le parking.

−Cours !

Nous nous précipitâmes jusqu'à la camionnette et Noé démarra au quart de tour dans un crissement de pneus. Tout s'accéléra. J'étais à genoux sur mon siège, les coudes sur la plage arrière, guettant les gyrophares. Rien. Mon cœur battait trop fort. Je fermai les yeux un instant, prise de vertiges.

−Assied-toi, m'ordonna Noé.

J'obéis. Le calme revint, parcouru des incohérences de notre respiration. Loup refoula un sanglot avec une grimace et un drôle de gargouillis. Puis il s'avachit dans son siège et ferma les yeux. Un sentiment de quiétude fragile nous affaiblit tous l'espace de quelques secondes. Ça fait du bien de lâcher prise.

LA ROUTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant