CHAPITRE 9

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 9.

La barrière rayée rouge et blanc se referma derrière nous. Maintenant, il ne nous restait plus beaucoup de temps. Je baissai la vitre et laissai le vent me fouetter le visage. Où allions-nous ? Loup et Violette s'étaient assoupis. Noé alluma une cigarette et prit de grandes bouffées de tabac.

−Allume la radio, je veux savoir où ils en sont.

−Non, répondit Noé dans un souffle, répandant une odeur âcre qui me fit tousser.

−Je comprends pas. Il faut bien qu'on sache combien de kilomètres on a devant nous !

−Je t'ai dit non !

C'était la première fois qu'il me criait dessus. Je le pris comme un coup dans le ventre. À côté Violette et Loup commencèrent à bouger.

−Pourquoi tu gueules ? demanda Loup, les yeux fermés.

−Va te faire voir, répondit Noé, sur la défensive.

Cette fois, il ouvrit les yeux. Lança un regard noir à mon frère. Se pencha vers son oreille.

−Fais pas le con. On peut tous s'en sortir, murmura-t-il.

Ils continuèrent de se parler sans que je ne comprenne un mot de leur brève conversation. Puis le silence revint. Je remontai ma vitre.

Le jour déclinait. Noé annonça qu'il allait s'arrêter et se charger de piquer de quoi manger et boire dans les rayons de la supérette qui se trouvait à la prochaine aire.

−Avec Violette ? demandai-je.

−Oui, elle a besoin de bouger, cette petite, répondit Noé avec un enthousiasme timide.

−OK...

−Toi et Loup, vous n'avez qu'à nous attendre dans la voiture.

J'avais une drôle de sensation. Le regard de Noé avait encore ce relief inquiétant, cette couleur d'abandon. Ils s'éloigna, tenant Violette par la main. Lorsqu'ils eurent disparu, je baissai la tête, redoutant de devoir m'expliquer avec Loup. Mais il ouvrit la portière.

−Qu'est-ce que tu fais ?

−Rien, je reviens.

Loup me laissa seule dans la camionnette. Un poids s'abattit sur mon ventre et je tentai de maîtriser ma respiration. Ne me laisse pas.

Il réapparut au bout de plusieurs minutes où j'avais failli mourir de peur.

−Tu étais où ?

−Écoute. Écoute-moi, dit-il en m'attrapant les poignets. On va s'en aller.

−Quoi ?

−Là-bas.

Il pointa la forêt qui bordait le parking.

−Mais où sont Noé et Violette ?demandai-je, paniquée.

−La police est là. Ils sont avec eux. On a encore une chance.

−Non, non, c'est pas possible, je...

Il me plaqua une main sur la bouche sans lâcher mon autre poignet. Des larmes dans mes yeux rendirent le visage de Loup momentanément flou. Je le giflai. Et je sortis.

−Noé ! Noé ! Vio' ! criai-je en courant sur le bitume craquelé.

Loup me mentait. Loup me mentait. Non. Des voitures de police. Noé était menotté, grimaçant. Un policier avait pris Violette dans ses bras, un autre pointait son arme sur mon frère. Je faillis m'écrouler sur place. Au lieu de ça, je retournai dans la voiture. Loup nous conduisit dans la forêt, écrasant des arbustes et des détritus. Il avait l'air perdu, blessé. Les arbres étaient gigantesques, clairsemés par endroits, denses à d'autres. C'était une nature grise, la nature des bords d'autoroute. La proximité des humains la tuait lentement. Loup s'arrêta de rouler lorsqu'on ne vit plus les panneaux lumineux qui indiquaient des prix de l'essence. Je me précipitai dehors.

−Pourquoi ? Meeerde ! Pourquoi ? P...

Des haut-le-cœur sanglants me brûlèrent la gorge, autant que mes larmes brûlaient mes yeux. Je me laissai glisser contre un arbre, le front à terre, entre les racines. Et je restai comme ça, à lutter contre la douleur, à trembler de peur. Loup ne disait rien. Je fixais les écorchures de l'arbre et les veines de mes mains, si visibles soudain. Puis je fermai les yeux. Longtemps.

Un craquement me sortit de mon hébétude. Je me relevai péniblement, une main sur la hanche pour calmer mon mal de dos. Une flamme grandissait au milieu d'un tas de bois. Loup était assis en tailleur, les pupilles dilatées, regardant ce démon dévorer le bois sec. Soudain assaillie par la fatigue, je restai immobile devant cette image. Magnifique. Horrifique. Quelques secondes avant, j'avais voulu disparaître sous terre, et là je voulais juste rester à admirer le visage de Loup à la lumière du feu. Ridicule.

−Viens là, dit Loup.

Je m'assis à côté de lui. Il était toujours distant, mais tâchait d'être moins froid. Sûrement pour rassurer la gamine que j'étais. Je jetai une brindille pour nourrir le feu.

−Heureusement que j'avais son briquet, dit-il.

Le briquet de Noé.

−Oui.

Je me mis à réfléchir. Noé était le dernier à avoir fumé. Alors il avait laissé son briquet à Loup ? Pourquoi ?

−Tu as soif ? me demanda-t-il.

Quand je le vis sortir la flasque d'alcool qu'il avait volée, je n'hésitai pas. Le goulot de verre était froid. La boisson était forte. Du whisky. C'était si mauvais que c'en était bon. Je voyais trouble. J'aimais ça, cette chaleur. Je me laissai aller en arrière, appuyée contre le tronc biscornu d'un arbre. La lune perçait un trou lumineux dans le ciel et les feuillages. Loup prit une dernière rasade de whisky et vida le reste dans le feu, qui doubla de volume.

−Ha, ha... C'est... super dangereux...

Il s'assit à côté de moi, les yeux plissés. Je voyais bien qu'il essayait de lutter contre l'ivresse. Pour rester lucide. Mais ni lui ni moi n'avait envie d'être lucide. On voulait juste voir double, sentir notre sang bouillir, la fatigue alourdir nos têtes et le goût de l'insouciance sur la langue. La tension avait disparu entre nous, il avait suffi d'une bouteille.

−Hé, Elena.

−Quoi ?

−Tu sais quel jour on est, aujourd'hui ?

−Nooon, soupirai-je, hilare.

−Mh... le quatorze mai. Bon an... niversaire...

Il se retourna vers moi, ivre mort, essuya ses yeux.

−J'ai seize ans, alors, dis-je lassement.

−Ouais. J'ai le droit, maintenant...

−De quoi ?

Il seredressa et m'embrassa, d'abord sur les lèvres, puis sur la joue. Il retombasur le dos. J'avais un mal de tête incroyable, le cœur qui battait la chamadeet les yeux embrumés. Mais je le vis. Il se mordait le poing et pleurait. ��������RF&�+

LA ROUTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant