CHAPITRE 11

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11.

Loup avait garé la voiture sur un terrain vague et nous marchions dans le sable. Il n'y avait aucune voiture. Le terrain faisait comme une morsure dans l'herbe, puis à droite, un tunnel était fermé par des barrières. Vieux. Sombre. J'y risquai un pied, comme si ma vie en dépendait.

−Ne me dis pas que tu flippes, dit Loup en soulevant une barrière.

Il entra, avança à grands pas. Au début, je ne le voyais pas. Puis je discernai les contours de son corps. Ses bras légèrement écartés, comme pour profiter de l'ombre. Quelques mèches folles de ses cheveux. Le jour n'était déjà plus, mais la nuit tardait, offrant un spectre de couleurs tendres et voilées aux nuages chargés de pluie. Je le regardais, debout, et j'avais secrètement la crainte qu'il ne disparaisse dans l'ombre pour toujours. Un éclair fendit les nues, comme une trainée lumineuse ; rien d'effrayant. Puis le tonnerre vint.

−Viens ! me cria Loup.

Une fois entrée dans le tunnel, dans l'épais silence, où plus aucune lumière ne parvenait, je perdis mes repères. Déboussolée, je tentai de cligner des yeux pour m'habituer. Rien à faire. Loup était tout près, je le sentais. Mais j'étais aveugle. Tous mes autres sens tentaient de s'accommoder, de prendre le dessus. Je tendis les bras, à la recherche d'un mur. J'aurais pu l'appeler. J'aurais pu m'en aller. Mais je restai debout. Je sentis ses doigts saisir mes poignets, les poser délicatement le long de mon corps. Je sentis les pansements, le relief de ses cicatrices de guitariste énervé. Dehors, l'orage éclata. Je repensai au soir de mon anniversaire. C'était flou, comme un rêve.

−Loup, est-ce que... tu te souviens...

Il y avait cette gêne, cette sensation d'être folle. Il y avait cette moiteur de l'orage après la sècheresse, cette odeur. Il y avait lui. Il y avait moi. C'était insoutenable.

−De quoi tu parles ?

−De...

Les mots étaient stoppés net dans leur élan, bloqués par la barrière de la conscience, de la fierté. Il suffisait de parler tout bas, de pousser les mots d'un souffle.

−Loup, est-ce qu'il s'est passé quelque chose entre nous ?

Il ne dit rien. Je pleurais.

À la radio, on disait que Noé n'avait toujours pas prononcé un mot. On ne parlait pas de Violette. Les ondes étaient brouillées par l'orage interminable. Violette me manquait. Horriblement. Tellement que je l'imaginais, la nuit, tellement que je la voyais me sourire de toutes ses petites dents, blanches comme des perles, de toutes ses joues rondes, de tous ses yeux brillants et de tout son cœur. Je l'entendais chanter des comptines en manquant quelques notes pour reprendre son souffle. C'était le matin. J'avais dormi dans la voiture. Aucun bruit dehors. Je n'ouvris pas la bouche. Loup n'était pas avec moi. Je me sentais sale, courbaturée, j'avais trop chaud et mal à la tête. Je sortis. Mes foulées dans le sable soulevèrent de légers nuages de fumée.

−Loup, j'en ai marre de te chercher... bougonnai-je en avançant vers le tunnel.

L'air du tunnel était glacé, humide. J'avançai, profitant des quelques rayons de l'aube pour m'éclairer. J'espérais trouver Loup allongé par terre, les yeux clos. J'espérais voir son sourire, ses bras en croix, le mystère qui émanait de lui. Mais il n'était pas là. Une boule d'angoisse se forma dans ma gorge, que je refoulai aussitôt. Je sortis du tunnel, me postai à l'entrée. La route faisait comme le centre d'un cadran solaire, et tout au bout, le soleil se levait, déformé par le jour précoce, répandant ses rayons dans un voile de nuages roses.

J'oubliai tout. Le temps d'une seconde, je m'émerveillai devant ce spectacle. Plus rien n'était comparable à la beauté de ce ciel.

Plus rien n'était comparable à cet instant.

Il y eut un bruit derrière moi. Puis une voix.

−C'est beau, hein.

Je me retournai. Personne.

−Au-dessus de toi.

Loup était sur la six-voies au-dessus du tunnel, accoudé à la barrière de sécurité.

−Qu'est-ce que tu fais là-haut ?

−J'admire. Et tu devrais monter, la vue est imprenable, d'ici.

−Je suis très bien ici.

Il baissa une seconde les yeux vers moi.

−Allez, viens, c'est bientôt fini.

Je finis par capituler. Je n'allais sûrement pas revoir un tel lever de soleil ! Un petit escalier couvert de mauvaises herbes me permit de grimper et de rejoindre Loup. Je m'appuyai à la rambarde. La brise me frôla les joues. Comme quand les lèvres de Loup avaient glissé sur ma peau, un soir qui, peut-être, n'avait jamais existé. Le soleil montait doucement dans le ciel. Le charme était bientôt rompu. Juste avant que le dernier rayon rouge ne meure, Loup brisa le silence :

− Il est en train de se passer quelque chose. Maintenant.

LA ROUTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant