Chapitre 12 - Aubrey.

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J'aime ça, cet anonymat qui m'envahit lorsque je suis au milieu de la piste de danse d'un bar ou d'une boîte de nuit quelconque. Lorsque la lueur des stroboscopes est la seule chose qui permet aux autres de deviner les traits de mon visage, la couleur si particulière de mes iris ou ma rousseur incontournable. Dans la pénombre, tout ça n'est plus aussi visible. Et je peux me permettre de danser sans qu'on ne m'ennuie. Il serait bien naïf de ma part de croire que personne ne me reconnaît, je sais bien que ces filles qui se collent à moi pour danser, on comprit qui j'étais. Mais je m'en fiche, ici rien n'a d'importance. Rien.

Ou du moins, rien ne devrait avoir d'importance.
J'ai eu le droit à quelques verres de bourbon, rien de plus. Parce que je suis surveillé. Je sens son regard sur moi, je ne saurais pas s'il me matte ou s'il me surveille, mais peu importe le mouvement de la foule ou mes déplacements, je sens ses yeux me suivre. Alors j'ancre les miens dans les siens, rien qu'un instant. Je m'y accroche, à cette couleur chocolat, et je ne sais pas ce que j'y lis : du regret ? De la prudence ? De la peine ? Un peu des trois ? Et ça m'énerve. Parce que ce n'est pas à lui de ressentir de la peine ou du regret, c'est à moi de me sentir ainsi.

Alors j'embrasse cette fille à pleine bouche, comme dans un geste de provocation. Allez, Kieran, vient ici. Viens me dire que la soirée est finie. Que je me comporte, n'importe comment. Que tu dois me ramener. Je relâche les cheveux de la fille en voyant qu'il ne bouge pas, et je peste intérieurement. Alors je décide de l'ignorer pour l'instant, reprenant ma danse sensuelle contre ce corps qui ne s'est pas offusqué que je la traite si mal. Je lui glisse des excuses à l'oreille, qu'elle s'empresse de balayer de la main en me disant que je n'ai rien fais de mal. Ça m'énerve encore plus. Pourquoi ces femmes se laissent-elles marcher dessus comme ça ? Je m'écarte pour continuer de danser, tentant de concentrer mon esprit sur la musique, en vain.

Il en revient toujours à lui.
Pourquoi a-t-il cessé de me parler ?
Pourquoi a-t-il décidé que je n'étais plus assez bien ?
Pourquoi l'ai-je déçu ?
Pourquoi a-t-il feint l'indifférence ?
Pourquoi n'a-t-il rien dit ?

Et peu importe la tournure de ces questions, ça prend la même direction : tu n'étais pas assez bien, Bree. C'est à cause de toi qu'il a arrêté de te parler. Et ça me gonfle. La colère montant, je tente de m'éclipser, de me soustraire à son regard. Je m'isole dans les toilettes, demandant à un mec qui passait par là s'il avait une clope. J'ai laissé mon paquet dans ma chambre et ça me démange. J'ai à peine le temps d'allumer le bâton de nicotine que la porte s'ouvre sur Kieran. Mes sourcils se froncent et mon geste se suspend.

— Alors, Parker, obligé de venir me torcher le fion ?
— Je dois garder un œil sur vous.
— Change de disque, t'es rayé.

Lui aussi est fébrile. Je n'imagine pas une seule seconde la fatigue qu'il a dû engendrer depuis des semaines pour organiser cet événement débile, je n'imagine pas non plus le stress qu'il doit supporter depuis tout ce temps. Je n'imagine rien de tout ça, tout ce que je vois, c'est un casse-pieds qui n'a de cesse de me suivre comme un foutu chiot. Qui, en plus, s'est payé ma gueule tout le week-end en faisant comme s'il ne me connaissait pas.

— J'ai le droit de chier en paix ?
— Bien sûr. Je serais dehors.
— Comme toujours, sifflai-je en levant les yeux au ciel.

Il sort et je me retrouve face au lavabo à l'hygiène douteuse. J'observe le reflet renvoyé par le miroir et je me trouve laid. Ma peau est blanche, blafarde, presque cireuse. Mes taches de rousseur semblent ternes. Les cernes violacés qui se trouvent sous mes cils donneraient presque l'impression que j'ai un coquard. Mes cheveux retombent de manière négligée, collés par la sueur sur ma peau. Je ne comprends pas pourquoi les gens font la queue pour voir une sale gueule pareille. Même le fond de mes yeux paraît morne et vide. Je sais qu'on est dimanche soir et que j'ai vécu un week-end intense, comme toujours en convention, mais je n'arrive pas à trouver de l'indulgence en moi.

Je finis ma clope avant de sortir des toilettes. Kieran est là. Et ça m'agace. Je reste une seconde à l'observer d'un air mauvais avant de passer devant lui pour retourner à la piste de danse. Je ne m'attendais pas à ce qu'il m'interpelle.

— Vous savez, ça ne m'amuse pas plus que vous.

Je me tourne vers lui, un sourcil pointant vers le ciel. Je le dévisage un instant de haut en bas d'un air mauvais. Il semble ennuyé, sincèrement ennuyé. Ses pupilles cherchent les miennes, tentent d'établir une connexion.

— Je ne comprends pas, j'ai fait quelque chose qui vous a déplu ?

Je le dévisage, perplexe et agacé. Vous savez, le genre de personnes qui n'aime pas qu'on ne les aime pas. Je soupçonnais Kieran d'en faire partie. Parce qu'on ne peut pas décemment chercher l'approbation comme ça de quelqu'un qui vous méprise si ça n'est pas lié à ça. Sa remarque à le don de me rendre fou en tout cas, la colère que j'avais contenue depuis un peu plus de vingt-quatre heures a décidé que c'était le moment pour sortir. Qu'il avait dégoupillé la grenade et qu'il était temps que ça lui explose à la gueule.

— Je ne sais pas, Falling Dawn, qu'est-ce qui aurait bien pu me déplaire.

C'est là. À cet instant-là. Ce moment où son regard change, où la culpabilité remonte à la surface, où la couleur quitte ses joues tannées et où il baisse la tête pour détailler le sol. Il se mord la joue et ma colère bouillonne. Une biche prise dans les phares d'une voiture aurait l'air moins effrayée que lui, et ça me tue. Pourquoi a-t-il peur de moi ? Qu'avais-je bien pu faire pour qu'il disparaisse comme ça.

— Tu savais, annonce-t-il comme une évidence.
— Je l'ai appris.
— Comment ?
— On en a rien à foutre de comment je le sais. Je le sais, c'est tout. Et c'est toi qu'aurait dû me le dire.
— Ouais, j'aurais peut-être dû, admet-il. Mais je ne pensais pas que tu te souviendrais de moi.

C'est une blague. Mon sang ne fait qu'un tour et, aidé par l'alcool qui coule dans mes veines, je l'attrape par le col de sa chemise parfaite et le plaque contre le mur derrière lui. Ses mains viennent se poser sur mes poignets pour que je le lâche, mais je tiens bon.

— T'as fini de te foutre de moi sérieux ?
— Je me fous pas de toi, s'exclame-t-il en tentant de se débattre.
— T'as disparu, putain. Du jour au lendemain.

Le silence qui me répond veut tout dire. Il l'a fait intentionnellement. Il a décidé de cesser de me parler et à été trop lâche pour l'admettre. Et ça me fait l'effet d'un uppercut dans l'estomac, mon souffle se coupe une seconde et je recule, lâchant son col. J'ai l'impression que le sol se dérobe sous mes pieds et je soupire pour expulser la boule qui s'est logée dans ma gorge.

— Pourquoi ?
— Quelle importance ?
— Je croyais qu'on était amis.
— T'es un putain d'acteur, Bree.
— Ne m'appelle pas Bree.
— Pardon, Monsieur Tucker, ironisa-t-il. T'étais un putain d'acteur et moi je n'étais rien, personne. Quelle importance j'aurais bien pu avoir pour toi ? Je n'avais pas le luxe de m'attacher.

Son attention se détourna de moi pour se poser sur un duo de jeunes femmes qui passèrent près de nous. Je ne les avais même pas calculées, mais Kieran les a vues tout de suite.

— On devrait rentrer parler de ça en privé. Pas au beau milieu d'une boîte de nuit.
— Tu fuis.
— Pense ce que tu veux, mais sors d'ici et monte dans la voiture.

Je le vois traverser la foule et j'hésite un instant à lui fausser compagnie. J'aurais eu la possibilité de m'enfuir et de trouver un autre endroit où passer la nuit, pour me venger. Malgré tout, j'ai trop envie d'avoir des explications, alors je le suis sans accorder la moindre considération aux personnes qui tentent de m'aborder. J'entends qu'on me traite de connard, mais je m'en fous. Le chauffeur n'est pas là ce soir, il a dû être libéré après notre retour à l'hôtel. Alors c'est Kieran qui a conduit à l'aller, et qui conduit aussi au retour. Une fois les portes fermées derrière nous, il met le contact et commence à sortir du parking.

Le silence résonne dans l'habitacle et se fait plus oppressant que n'importe quelle discussion houleuse. Ni lui ni moi n'osons reprendre la conversation où on l'avait laissé et le paysage défile petit à petit derrière la vitre. Finalement, Kieran soupire et brise le silence en premier.

— C'est le moment où j'ai commencé à travailler pour le salon.
— Je ne vois pas le rapport.
— Écoute, j'étais jeune. Je ne savais pas faire la part des choses comme je le ferais maintenant. D'un côté, j'avais peur qu'on me demande de te faire venir gratos parce que je te connaissais, mais je ne serais pas entré en négo avec toi donc je ne voulais pas de ça.
— Personne n'aurait rien su, sauf si tu le criais sur les toits et que tu t'en vantais.
— Ça n'était pas le cas.
— Alors je ne vois pas le rapport.
— J'ai pas dit que c'était logique, ok ? Juste que c'était comme ça. Et puis en entrant dans le milieu, j'ai découvert ta réputation dans le milieu de l'événementiel. Et comme on dit que rencontrer son idole, ça fait mal, j'avais pas envie d'en arriver là. Alors j'ai tout coupé. C'était plus facile comme ça.

Je reste silencieux, abasourdi par sa révélation. Si je n'étais pas aussi conscient de la réalité, je me demanderais si on ne tournait pas une caméra cachée ou un truc du genre tellement ça me semble surréaliste.

— Donc, ton excuse, c'est que t'as écouté des ragots de merde et que t'as décidé d'arrêter de parler à un pote parce que les gens savent plus quoi inventer pour faire chier le monde ?
— Arrête ton char, Aubrey, soupira-t-il d'un air agacé. T'es pas un enfant de chœur et tu fais chier ton monde dans toutes les conventions du monde, alors la joue pas gentil avec moi.
— Je pensais qu'on était amis, mais la jeunesse, tu sais. Ça nous rend naïfs, il est clair que tu n'accordais pas à notre relation la même importance.
— Et comment j'aurais pu faire ça, hein ? T'étais un putain d'acteur ! Qu'est-ce que t'en avais à foutre de ma petite personne ! T'en avais des milliers comme moi dans tes DM, ne fais pas comme si j'avais été important.
— Et pourtant, tu l'étais.

Je me mure dans un silence de plomb jusqu'à l'hôtel et je m'extirpe du véhicule plus rapidement que l'éclair. Je ne veux pas passer du temps avec ce type, parce qu'il ne vaut pas mieux que la moitié des gens qui bossent dans ce milieu. Je suis content d'avoir construit cette foutue réputation de merde, au moins, ça tient éloigner de moi les hypocrites manipulables dans son genre. Je grimpe jusqu'à ma chambre sans lui laisser le temps de me rejoindre et je retire mes fringues pour me glisser sous la douche. Je me débarrasse de l'odeur de cigarette, de sueur et de parfum bon marché et je finis par m'asseoir dans la baignoire, laissant le jet d'eau brûlant glisser sur la blancheur de ma peau.

Dans le fond, il a raison. Il n'aurait pas dû avoir autant d'importance. Il n'était personne. Qu'un nom anonyme sur Internet, qu'un avatar sans visage qui me faisait des compliments. Dans les années 2000, on m'aurait dit de me méfier de lui, qu'il était peut-être un prédateur de 70 ans à la recherche d'adolescent.e.s. Heureusement, depuis lors, c'est Aldo qui gère en grande partie mes réseaux sociaux, ça m'a suffi à l'époque pour que je m'en désintéresse et que je le laisse faire.

Cette nuit-là, je dors mal. Je ne dors pas, pour être honnête. Mon regard reste fixé sur les lueurs de la ville, les phares des voitures qui circulent encore dans cette obscurité. Je pourrais éteindre ces sentiments avec le mini-bar, ça ne serait pas la première fois. Mais je ne sais pas l'expliquer, je n'en ai pas envie. Je veux ressentir cette douleur pour ne plus jamais l'oublier, pour m'en servir de bouclier. Je veux ressentir tous les sentiments qu'elle fait naître en moi pour me rappeler de ne plus laisser les gens m'approcher. Mon équipe me suffit, je n'ai besoin de personne d'autre. 

LoveCon - T1 - Kieran [Premier Jet] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant