Chapitre 6 - Aubrey

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Flash après flash, c'est un peu de mon âme qui s'envole.
Sourire après sourire, je sens que mon cœur se fissure.
Je ne sais même pas pourquoi je suis là, pourquoi je me borne à entrer dans ce rôle, celui de cet acteur adorable au sourire enjôleur, celui de ce type imbuvable qui exige alors qu'il n'est rien. Je continue mon manège, accueille mes « fans » avec l'air abordable de celui qui est ravi d'être là. J'enchaîne les étreintes toutes simples avec les plus timides, je me courbe pour faire un baise-main à une jeune femme à sa demande, je prends les poses qu'on me demande de manière absolument mécanique et personne ne semble s'en rendre compte. Ils sont bien trop excités à l'idée de me rencontrer, de me parler, de me toucher. Et ça me dégoûte, parce que pour la plupart de ces gens, je ne suis rien de plus qu'un objet qu'on peut user à sa convenance, qui coûte un peu cher, mais qui vaut le coup.

Je continue, encore et encore, assourdi par le déclic de l'appareil photo.
100. 200. 250. 300 personnes défilent devant moi. Et aucun visage n'est inoubliable, je ne les regarde même pas, je ne sais même pas si je suis vraiment encore là. Le seul visage qui sort du lot, c'est celui de cette fille. Celle de ce matin, qui m'a servi son discours sur ce que je lui avais apporté. C'est peut-être le seul sourire sincère qu'on m'arrachera ce week-end. Elle m'a raccroché à la réalité quelques secondes avant de partir et que le bourdonnement incessant de mes pensées n'obstrue à nouveau mon audition.

La fin de la séance sonne comme une délivrance bienvenue. Je remercie la photographe d'un sourire avant de quitter la pièce. J'ai l'impression d'étouffer sur le chemin qui me ramène à la green-room. J'ai besoin de solitude, quelques instants seul et en silence pour me ressourcer, pour reprendre contenance. Plus le temps passe, plus les séances photo en convention sont un calvaire pour moi. Quand j'entre dans la pièce, elle est pleine.

Les autres invités sont rassemblés dans ce qui est une pièce normalement calme pour discuter et faire connaissance. Nous sommes nombreux, peut-être que l'entièreté du budget de cet événement est passée dans les cachets des invités. Certains sont isolés sur leurs smartphones, un casque sur les oreilles pour s'isoler de ce monde. Je ne peux que trop les comprendre et les envier. Certains refont le monde avec d'autres en riant aux éclats, occupant ainsi l'espace sonore de la salle. Une part de moi est absolument ravie de ne connaître aucun autre acteur ici, ça m'évitera de jouer l'homme sociable. Je n'en ai aucune envie.

Je ne me sens pas à ma place ici, pas à ma place avec eux.
Ai-je trop d'estime de moi ou pas assez ? Ne devrais-je pas simplement profiter de cette occasion pour me faire de nouvelles relations dans le milieu ? Je sens mon cœur s'emballer et ma respiration s'accélérer. J'essuie mes mains sur mon jean alors que je cherche Kieran autour de moi. Il n'est pas là et j'ai besoin d'un verre. C'est parfait parce que le refresha n'aurait pas été assez corsé pour moi. Je jette un œil autour de moi, pour voir si quelqu'un s'occupe de ma présence ou si de l'alcool apparaît miraculeusement sur la table. Comme ce n'est pas le cas, je rebrousse chemin pour rejoindre les parkings, en profitant pour fouiller les poches de ma veste.

L'air frais de l'extérieur me mord la peau lorsque je quitte le hall, je me dirige vers une alcôve que j'ai aperçu en arrivant, un peu dissimulé du passage, et je sors la fiole de ma veste. Mes lèvres allaient toucher le goulot lorsque je sens une main m'arrêter. Il est si prêt que son parfum m'enveloppe et que je sens son souffle erratique sur ma peau. Je le fixe plusieurs minutes, détaillant ses prunelles dorées dans lesquelles je peux lire un peu d'angoisse. Je me sens soudainement très proche de lui, parce que l'angoisse est tellement intense au fond de ses yeux que je m'y noie quelques secondes. Le temps reste suspendu, comme si on avait appuyé sur pause pendant le film. Mais la vie continue autour de nous et c'est la voix d'un homme interpellant un prestataire qui nous sort de notre communication non-verbale.

— Ne faites pas ça, murmure-t-il, comme s'il avait peur de briser le moment et que je m'écroule.— Pourquoi ? Tu vas aller me balancer ?
— Non, mais quoi qu'il se passe ça n'est pas la solution.

Mon visage se fige légèrement, sourcil froncé. J'observe Kieran reculer légèrement, ses joues se teintant un peu de rouge. Il a dû se rendre compte que son geste l'avait amené relativement proche de moi. Assez pour que sa chaleur s'infiltre sous mes vêtements et fasse barrière au frais de l'air ambiant.

— Qu'est-ce que tu peux bien en savoir.
— Ça me paraît évident, ça n'a jamais été la solution. Pour personne.

Il a raison, je le sais. Mais mes mains tremblent et j'en ai besoin. Comme on aurait besoin d'eau ou d'air, j'ai besoin de sentir la brûlure du liquide ambré dans ma trachée, besoin de sentir la chaleur qu'il m'apportera s'insinuer dans mes veines pour me donner la force qu'il me manque. Pourtant, je laisse Kieran s'emparer de la fiole pour me mettre le gobelet de refresha dans la main à la place et je me laisse glisser au sol. Je me fiche de l'air que ça me donne, du possible regard plein de pitié que je pourrais lire sur son visage. Je fuis son regard et je me passe une main dans les cheveux.

— Quelle est la suite du programme ?

J'entends que ma voix est rauque alors je prends une gorgée du liquide sucré, ça n'a pas l'effet escompté, mais c'est mieux que rien. Je sens bien qu'il me regarde d'un air surpris, mais je n'ai pas envie de m'étendre sur mes sentiments. J'ai déjà suffisamment perdu la face devant lui aujourd'hui, il n'est pas question que j'entame une séance de thérapie dans un parking miteux à l'arrière d'un hall d'exposition de Londres. Vraiment pas. Jamais. Le silence s'étend quelques instants avant qu'il ne se racle la gorge, déclamant la suite du programme. La fin de journée devrait être moins intense, à part la conférence, il ne me reste que le meet & greet et les dédicaces. Je sais qu'on est déjà en retard d'une bonne demi-heure sur le programme et je le vois pianoter sur son téléphone, sûrement pour prévenir qu'on aura encore quelques minutes en plus sur le compteur. Puis, il s'assit près de moi. Suffisamment loin pour ne pas que ce soit intime, suffisamment prêt pour que la discussion soit sur le ton de la confidence.

— On peut encore prendre quelques minutes de pause si vous en avez besoin.
— Merci.

Je l'observe du coin de l'œil, il continue d'envoyer des messages à la terre entière. Je ne comprends vraiment pas pourquoi Kieran me suit à la trace. Je connais le type depuis seulement vingt-quatre heures, mais j'imagine déjà très bien qu'il bosse en interne et que son métier est bien loin du baby-sitting qu'on l'oblige à faire. Et si j'en crois les bribes de conversation qui me sont parvenu pendant le début du shooting, avant qu'il ne disparaisse, je ne suis pas loin de la vérité.

— Tu as perdu un pari ?
— Pardon ?
— Pour t'occuper de moi, c'est un pari que tu as perdu ?
— Non, pas vraiment, souffle-t-il dans un léger rire que je sens las.
— Alors pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi c'est toi qui te retrouve à me baby-sitter ? T'as fait une connerie et t'as été rétrogradé ? T'es la tête de Turc de ton boss ?
— J'ai pas fait de connerie en tout cas, pour le reste, je ne peux pas dire.
— Pourquoi tu continues de bosser pour ce type s'il te traite comme ça ?

Un silence répond à ma question et je tourne la tête pour l'observer. Son visage est sérieux, je sens qu'il hésite à se confier. Je ne peux pas lui en vouloir, qui sait ce que je pourrais faire des informations qu'il va me donner.

— Parce que j'adore cet événement, et que je veux continuer à le faire exister et l'améliorer.
— C'est pas un job alimentaire ?

Ma question est sincère, je ne vois pas du tout ce type se balader dans les allées d'une convention en cosplay pour venir rencontrer des acteurs ou des dessinateurs.

— Non, je suis passionné par cet univers.
— L'événementiel ?
— La pop-culture. L'événementiel est un moyen de l'atteindre.

Je l'observe, toujours plus surpris. Ce type à l'air coincé, je ne pensais pas l'imaginer en cosplay à travers les allées d'un salon. Alors un rire quitte mes lèvres et il tourne la tête vers moi, surpris. J'hausse les épaules avec un léger sourire en coin.

— Je t'ai imaginé en Batman dans les allées, je ne m'attendais pas à ça.
— Ah, ouais, non. Je ne fais pas de cosplay.
— Pourquoi ? C'est pas un incontournable pour ce genre de salon ?

C'est un nouveau silence qui me répond. Alors j'attends, je suppose que lui non-plus n'a pas envie de parler de ses états d'âmes à quelqu'un qui a passé les dernières vingt-quatre heures à le mépriser. Alors je ne dis rien de plus.

— C'est pas un incontournable, mais c'est quelque chose qu'on aurait tous aimé faire à un moment.
— Alors pourquoi n'en fais-tu pas ?
— Parce que la communauté est toxique. Était toxique ? Je m'en suis détaché maintenant, mais à un moment ça n'allait pas du tout.
— Toxique ? Dans quel sens ?

Un gros soupir quitte à nouveau ses lèvres et il se relève. Je pense que j'ai été trop loin, mais il marche devant moi en se passant une main dans les cheveux. Je ne sais pas s'il se demande ce qu'il peut ou non me dire, mais il finit par parler, sans cesser de bouger. Je sens que le sujet l'agace, le rayonnement de l'émotion me semble évident. Je ne pensais pas avoir appuyé sur un bouton dangereux, mais je suppose que si.

— Tu ne peux pas faire tel personnage parce que ta peau est trop sombre, tu ne peux pas faire tel autre personnage parce que tu es trop gros, tu ne peux pas faire tel personnage parce que tu ne lui ressembles pas. Il faut être beau, lui ressembler, avoir la même carrure, le même physique avantageux que ce que la société dicte aux gens à travers ces films et séries. Et je les adore hein, les films et les séries, mais on ne peut pas dire qu'ils soient tous très inclusifs. Et moi ? Et bien, je suis gros, moche, et en plus, j'ai la peau mate. Je coche trois cases. Alors j'ai très vite compris qu'il faudrait éviter le cosplay. Et puis bon, la communauté de puriste aussi. Il ne faut pas acheter son costume, il faut le fabriquer, à cent pour cent. Et si tu ne sais pas coudre ? Et bien alors c'est que tu es pas bien débrouillard parce qu'il suffit de regarder des vidéos sur YouTube pour apprendre, ou de demander à ta mère ? Mais si t'es un mec et que tu demandes à apprendre à coudre, on t'engueule parce que c'est pas assez masculin, même si on veut cosplayer Batman ou un personnage badass de jeux vidéo.

Le flot de mots qui a quitté ses lèvres m'a assommé, j'étais loin de m'attendre à ça. Ça ne m'a pas traversé l'esprit parce que je suis tellement loin de ce genre de préoccupation. Alors je le fixe, un peu perdu.

— Tu n'es pas moche.
— Pardon ?
— Tu as dit que tu étais moche. Tu es très loin d'être moche.
— C'est gentil, mais je reste gros et trop foncé pour cette société.
— C'est la société qui a tort alors.

Il m'observe, il a l'air d'une biche prise dans les phares d'une voiture. Il ne s'attendait probablement pas à ça. Il soupire, se passe une main dans les cheveux alors que ses joues ont pris une teinte rosée, et fini par regarder l'heure.

— Il faut qu'on y aille.
— S'il le faut.

Je pose le gobelet au sol, me relève avant de le récupérer et de suivre Kieran. Avant qu'on n'entre dans le hall, je pose une main sur son épaule et le fixe.

— Arrêtes d'écouter ce que les autres attendent de toi et fais ce que tu as envie de faire avant de le regretter.

Faites ce que je dis, pas ce que je fais.
Chaque portion de ma nourriture est pesée avant que je ne l'avale parce que je sais que les gens scrutent la moindre parcelle de mon corps, le moindre sourire est prévu et chronométré pour qu'il apparaisse parfaitement auprès des fans ou des journalistes, le moindre de mes mouvements ou de mes loisirs est prévu pour que ça soit apprécié par les fans. Alors je ne peux que comprendre en partie ce qu'il ressent et ça me tue que des personnes normales soient affectées par ça à ce point. Il hoche la tête sans grande conviction et on se dirige vers la scène. Cette pause m'a fait du bien, je me sens à nouveau ancré dans la réalité. Peut-être parce que je me rends compte que mes problèmes sont bien insignifiants face aux problèmes des personnes que je suis supposé inspirer.

Je lui confie mon gobelet et monte sur scène, bien décidé à remplir mon rôle d'influenceur des foules avec brio. Je salue le présentateur que je reconnais comme étant l'un des membres de l'organisation qui discutait souvent avec Aldo pour établir le contrat. Je m'installe à côté de deux autres acteurs que je salue d'un sourire. Et puis la conférence débute et les questions affluent. Souvent pour eux, parfois pour moi. Le présentateur fait en sorte que chacun ait son lot de temps de parole et j'apprécie le geste pour une fois, habituellement, j'aurais peut-être préféré qu'on me foute la paix. Mais si je peux changer les mentalités en étant sur scène, alors j'aurai bien fait de venir. 

LoveCon - T1 - Kieran [Premier Jet] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant