Chapitre 53 - Kieran.

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J'étais heureux que Cat soit avec moi. Heureux qu'elle ait traversé les milliers de kilomètres nous séparant pour que je ne sois pas seul au monde. Mais je m'en voulais. Je m'en voulais parce qu'elle laissait sa boutique à son employée qui se retrouvait avec du travail supplémentaire, je m'en voulais parce qu'elle avait dépensé l'équivalent d'un mois de salaire moyen pour me rejoindre, je m'en voulais parce qu'elle n'avait pas que moi à gérer. J'ai toujours été effrayé d'être un "mauvais ami". De ceux qui tirent sur la corde sans jamais rendre, de ceux qui déchargent leurs émotions sans jamais écouter en retour, de ceux qui ne sont pas assez bien pour être là pour ceux qu'ils aiment. De ceux qu'on laisse un jour parce qu'ils n'ont pas été une source de bonheur. Et Cat ne m'a jamais lâché, elle a toujours été là pour moi, à tel point que je me demande parfois si je suis suffisamment là pour elle. Ce sont ces pensées qui tournent dans ma tête alors que je fixe son visage dans l'obscurité après mon réveil. Elle a mieux dormi que moi, sans doute, mais je vois le moment où elle quitte les bras de Morphée.

- C'est flippant d'observer quelqu'un dormir, Parker, marmonne-t-elle d'une voix encore ensommeillée.

Un léger sourire ourle mes lèvres alors que je me tourne dans le lit, me mettant sur le dos. Je suis épuisé, autant physiquement que moralement. Depuis qu'elle est là, mes crises se sont taries et j'ai une alimentation bien plus normale, mais l'angoisse me vrille l'estomac. Personne ne me donne de nouvelles et je ne sais pas comment il va. S'est-il réveillé ? A-t-il demandé après moi ? Lui a-t-on dit que je l'avais abandonné sans un mot ? Ou alors son état s'est-il aggravé ? L'idée qu'il soit mort à quelques kilomètres de moi sans que je n'ai pu être à ses côtés me donne assez d'impulsion pour quitter mon lit.

Cat se redresse à son tour, m'observant évoluer dans la pièce. J'attrape des vêtements propres avant de m'enfermer dans la salle de bain. J'aurais aimé me détendre en prenant un bain, mais comme dans n'importe quel hôtel, elle n'est clairement pas adaptée pour les personnes grosses. Alors je me contente de profiter d'une douche brûlante, essayant quelques exercices de respiration que ma psychologue m'a conseillée. Je ferme les yeux, laissant l'eau envelopper mon corps, je me fais quelques compliments internes, quelques mots pour me donner de la force. Puis je me lave lentement, prenant le temps de bien recouvrir chaque bout de peau de savon. Lorsque je sors, je suis plus calme. Cat a ouvert les rideaux et fait le lit. Cette femme est merveilleuse.

- Ça va ?
- Ça va.
- Si on allait prendre un petit déjeuner chez Wendy's ?
- Avec plaisir !
- Je m'habille.

Elle s'isola à son tour dans la salle de bain pendant un moment, me laissant seul avec mes pensées. Une seule finit par remonter à la surface, une seule occupe suffisamment mes esprits pour que j'y fasse attention : je devais voir Bree. J'en avais un besoin viscéral. Pourtant, la peur de croiser Aldo ou Coleman me vrillait l'estomac. J'étais effrayé à l'idée de subir une attaque supplémentaire. Pour me changer les idées, je décidais de scroller sur les réseaux sociaux comme j'avais l'habitude de le faire quotidiennement.

Au bout de deux minutes, j'ai compris à quel point mon idée était idiote.

Les réseaux s'étaient emparés de notre histoire et les gens se permettaient de déverser des dégueulis homophobes, des commentaires sur mon physique - à peine visible puisque j'étais assis dans une voiture - allant de la grossophobie au racisme sans distinction parfois.

"C'est à cause de ce gros tas que notre Bree est à l'hôpital"
"Comment aurait-il pu sortir avec un mec franchement."
"Non mais je le savais que c'était une tapette ce type, vous avez vu sa gueule."

Après un commentaire plus violent que les autres, j'eus un haut le cœur. Quand Cat sortit de la salle de bain, elle me trouva dans la même position, le visage déformé par le dégoût de l'humanité et la peur de ce qui allait se passer. Elle ne mit pas longtemps à comprendre et s'empara du téléphone.

- Tu dois lire les bons messages.

La page avait changée, la nouvelle avait été relayée sur un média queer et des centaines de commentaires de soutiens avaient été postées à la suite. Mon cœur se soigna légèrement, même si je savais que la majorité des messages seraient négatifs et à caractère haineux. La bêtise humaine est bien trop ancrée dans nos vies pour qu'on puisse passer outre. Et ça me démoralisait. Notre relation allait prendre un tournant qu'on n'avait pas décidé et qu'on aurait aimé maîtriser, et ça me tuait. Rien ne serait plus comme avant, même ma vie allait changer. Enfin, ça, c'était seulement si Bree s'en sortait. Ce qui n'était même pas encore sûr.

- Je dois le voir.
- Les visites ne sont pas autorisées avant quatorze heures, allons manger d'abord.

Bon gré, mal gré, j'acceptais de la suivre. Je n'avais pas très faim, et j'étais effrayé à l'idée que manger quelque chose de dense me fasse rechuter. Pourtant, j'ai besoin de manger. Autant physiquement pour éviter de m'écrouler que moralement. Abandonnant Wendy's, nous nous sommes installés dans le diner le plus proche de l'hôpital. Un lieu typiquement américain avec des banquettes en skaï usées et des tables en métal. La radio diffusait de la country dont j'étais incapable de deviner le nom de l'artiste et l'odeur du café s'accrochait à nous dès qu'on passait le pas de la porte. Installés dans un box, mon amie commanda des pancakes et je pense qu'elle ne s'attendait pas à ce qu'ils fassent littéralement la taille de sa tête. J'avais choisi une assiette de bacon avec un œuf que je mangeais sans réellement d'appétit. J'allumais toutes les deux minutes mon téléphone en tapotant dessus afin d'être sûr de l'heure. Si nous nous étions levés tard, nous n'avions pas vraiment traîné. Pourtant, j'avais la mauvaise impression que les minutes étaient des heures, et que les secondes devenaient des minutes.

Quand vient enfin quatorze heures, je me lève pour payer sans même avoir fini mon thé. Enfin, ce qu'ils appelaient du thé, parce qu'entendons nous, ils m'auraient servi de l'eau chaude que ça aurait eu le même effet. Cat a d'ailleurs refusé d'en commander, préférant rester sur une boisson froide pour éviter de s'énerver.

Sur le chemin vers l'hôpital, je me fis un film de la situation. J'avais prévu d'aller le voir, peu importe ce qu'il se passait. Je devais le voir. Alors je listais dans ma tête les excuses envisageables et les arguments qui pourraient m'ouvrir les portes fermées. Malheureusement, la sécurité avait été prévenue et personne ne me laissa passer. On empêcha même Cat d'avancer et je l'interrogeais du regard, un peu surpris. Ils n'étaient pas supposés la connaître, elle aurait pu venir voir n'importe qui. Elle haussa les épaules comme si elle n'avait aucune idée de ce qu'il se passait, et je me promis de l'interroger plus tard. Je tentais chaque argument, chaque explication, mais aucun des deux agents de sécurité n'avait décidé de m'accorder le passage.

On attendit une demi-heure de plus que quelqu'un ne daigne arriver. On était samedi, et tout le monde semblait s'être donné rendez-vous : Aldo en tête discutait vivement avec Coleman tandis que derrière eux, Madeline et Bailey semblaient débattre d'un autre sujet. Je déplorais l'absence de Shannon, bien qu'elle ait probablement changé son fusil d'épaule depuis le mensonge de l'agent. C'est peut-être ce qui me faisait le plus de mal, l'accueil chaleureux de la mère de Bree et ce revirement dès qu'Aldo avait menti. J'avais hâte de pouvoir réparer tout ce qu'il avait brisé dans ma vie, à commencer par Bree, mais aussi par la relation que je pourrais avoir avec cette belle-famille qui semblait si soudée.

Ce fut Coleman qui nous vit le premier et je grimaçais en m'en rendant compte. Parlementer avec Bailey semblait plus facile. Son visage se transforma, la fatigue laissant place à une colère sourde. Il se dirigea vers moi d'un pas décidé qui m'effraya presque, me laissant me demander si je n'allais pas me retrouver avec un poing dans la figure avant tout. Les autres furent surpris mais comprirent en me voyant. Ils suivirent sa trajectoire du regard et seule Madeline tenta de le raisonner.

Il se planta à dix centimètres de moi, tous muscles dehors. Il pensait m'intimider, mais il n'avait pas la carrure de Donovan, et si je m'étais sorti de mes disputes avec lui, Coleman Tucker ne devait pas me faire peur. Il était tellement proche de moi que je pouvais sentir les relents de la lessive qu'il utilisait. Lavande, probablement, les hommes sont si peu originaux.

- Qu'est-ce que tu fiches ici ? cracha-t-il
- Je veux voir Bree, affirmai-je avec tout l'aplomb dont j'étais capable.
- C'est hors de question.
- J'ai le droit de le voir !
- Tu n'as aucun droit mon garçon, personne ne veut de toi ici.

Du coin de l'œil, j'aperçu le sourire satisfait d'Aldo. Il est ravi d'avoir réussi à convaincre sa famille que je mentais, d'avoir retourné tout le monde contre moi. Je l'ignore et tente un coup d'œil vers Bailey qui, bras croisés, me toise avec la même colère que son frère. Pourtant, elle reste sur le qui-vive pour éviter qu'il n'agisse n'importe comment.

- C'est mon petit-ami, j'ai le droit de le voir, repris-je en ramenant mon attention sur Cole.
- Tu n'es personne, répondit Coleman en devançant sa sœur. Et si tu ne veux pas que j'appelle la police, tu ferais mieux de rentrer dans ton pays de vieux coincés et de ne jamais revenir par ici.
- Je ne peux pas faire ça, pas sans savoir comment il va.
- Il ira sûrement mieux sans toi, c'est évident.

La sonnerie du téléphone de Madeline ne nous dérangea pas dans cet échange, mais je la vis s'éloigner et avec elle ma seule alliée, la seule personne qui aurait pu finir par craquer. J'étais maintenant aux prises avec les Tucker et Aldo et seul le soutien silencieux de ma meilleure amie me donnait la force de ne pas me recroqueviller sur moi-même.

- Coleman a raison, reprit Aldo. Vous n'êtes personne, Monsieur Parker. Vous n'avez jamais été quelqu'un, et ça n'est pas parce que vous avez buzzé que vous allez devenir célèbre. Rentrez chez vous avant que je ne demande une mesure d'éloignement.
- Ca vous arrange bien, Ciccone. Sifflai-je méchamment. La seule personne qui voyait clair dans votre jeu et qui vous empêche de continuer à vous faire du fric sur le dos de Bree, c'est moi. Vous avez aveuglé tous les autres. Mais attendez un peu que Bree se réveille et vous voit ici. Attendez qu'il dise à tout le monde ce qui se passe.

Un léger sourire étira les lèvres d'Aldo mais je n'eus pas le temps de demander des explications que Cat se jeta sur Coleman, le déstabilisant assez pour qu'il percute les deux agents de sécurité et que tout ce petit monde se retrouve au sol. Elle me cria de foncer et je n'hésitai pas une seule seconde. Je me mis à courir le plus vite possible jusqu'à la porte, usant jusqu'à mes dernières forces pour prendre le plus d'avance possible. Et heureusement qu'elle n'était pas très loin, parce que j'aurais pu m'écrouler avant d'arriver sinon.

J'entendais hurler derrière moi mais je ne me retournais pas. Cat maîtrisait, et au pire elle ferait suffisamment diversion pour qu'ils tentent de l'arrêter avant de venir jusqu'à moi. Je n'ai pas besoin de beaucoup de temps, quelques minutes proches de lui pour savoir s'il va bien. S'il est en vie.

J'inspire un grand coup avant d'ouvrir la porte, et mon cœur semble s'arrêter. Bree est là, assis sur le lit, le regard perdu sur la télévision. Lorsqu'il m'entend, il se fige.

- Kieran ? Que...
- Tu es réveillé, soufflai-je en l'interrompant, les larmes commençant alors à rouler sur mes joues.

J'entrais dans la pièce, contournant le lit pour venir me positionner face à lui. Je ne le quittais pas des yeux, et lui non-plus, approchant de lui. Mon esprit se vida et se rempli d'une seule et unique pensée : il est vivant, il va bien. Je pris son visage en coup et, s'il eut un mouvement de recul, il ne se dégagea pas. Son regard était accroché au mien, comme si le temps s'était arrêté. Je pouvais voir de la colère dans ses yeux et je me promis de tout lui expliquer, pas d'abord, j'avais besoin d'une chose. Mes lèvres s'étaient approchées des siennes comme attirées par un aimant, mais je m'étais arrêté juste avant.

- Je peux t'embrasser ? Demandai-je timidement, effrayé à l'idée qu'il me rejette.
- Oui, me répondit-il avant de fondre sur mes lèvres, sa main valide venant se perdre dans mes cheveux.

Il m'embrassa comme s'il s'agissait de la dernière chose qu'il allait faire sur Terre, comme si toutes ces épreuves avaient mené à ce moment précis. Il m'embrassa comme si j'étais le remède à toutes ses blessures, comme si j'allais pouvoir guérir son cœur meurtri. Et je l'embrassais à en perdre haleine, transmettant comme je le pouvais toute la peur que j'avais eue en imaginant le perdre. C'était un baiser d'urgence, plein de peine et d'espoir, un baiser rendu humide par mes larmes et ardent par la danse de nos langues.

Notre étreinte aurait pu continuer ainsi encore de longues minutes si je n'avais pas été violemment tiré en arrière par l'encolure de mon haut à col roulé. Je me débattais pour essayer de retrouver ma respiration, alors que Bree hurlait à son frère de me lâcher. Je n'entendis pas immédiatement la teneur de leur dialogue jusqu'à avoir retrouvé ma liberté.

- Fous-lui la paix, Cole !
- Il n'a rien à foutre ici ! Il n'aurait même pas dû arriver jusqu'à toi.
- Vous m'aviez dit qu'il était parti !
- Il aurait mieux fait de partir.

Les mains entourant mon cou pour faire passer la douleur du geste de Cole, je le fusillais du regard. Aldo arriva à son tour dans la pièce avec deux agents de sécurité. Il n'avait pas l'air inquiet, il ouvrit la porte de manière presque nonchalante, comme s'il s'agissait d'un sac d'ordure à descendre à la poubelle. Et je ne reconnu pas la haine qui s'insinua dans mes veines, une haine pure qui aurait pu lui faire très mal si je l'avais laissé vivre. Mais je suis de ceux qui enferment leurs émotions, qui gardent tout à l'intérieur.

- Il est là, Messieurs.
- Qu'est-ce que tu fais ? Stop !
- Comment ça stop ?
- Stop.

Surpris, Aldo le dévisagea aussi longtemps que Coleman alors que lui n'avait d'yeux que pour moi. Bien qu'ils ne soient pas aussi accueillants que d'habitude.

LoveCon - T1 - Kieran [Premier Jet] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant