Chapitre 38 - Kieran.

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Cat a choisi un menu végétarien pour Thanksgiving. Nous ne le sommes pas, ni elle ni moi, mais on approche de plus en plus du jour où elle m'annoncera qu'elle ne mange plus de viande. Je le sens, et ça ne me gêne pas. Moi non plus je ne cours pas après la viande dans les repas de tous les jours. Bien que j'avoue que pour les repas de fête ou les sorties au restaurant je prends volontiers quelque chose composé de viande. Du poulet principalement. Néanmoins, elle nous a trouvé des recettes pour le repas qui valent le détour. Elle a même fait imprimer des petits menus pour nous, et les lire me donne l'eau à la bouche.

EntréeMini-citrouilles farcies au riz sauvage et légumes.

Plat

Gratin de légumes racines et pain de maïs à la citrouille et au sirop d'érableAccompagnés d'une sauce aux airelles

Dessert

Tarte à la citrouille et au caramel

Nous ne serons pas seuls ce soir, parce que j'ai beau dire qu'ils ne sont que des collègues, je les apprécie bien plus que ça. Alors j'ai invité mes trois compères : Oakley, Félix et Sage. Les trois m'ont demandé pourquoi je m'étais mis à fêter Thanksgiving et j'ai simplement haussé les épaules d'un air détaché, seul Oak m'a regardé avec un léger sourire avant d'accepter.

J'ai été chassé de la cuisine il y a une heure, chargé de dresser le couvert et de décorer le salon. Nous avons loué une table en bois pliable pour mettre dans la pièce principale, et j'ai passé un moment à chercher dans quel sens elle pouvait rentrer. J'ai poussé tous les meubles que j'ai pu, mis la table basse dans ma chambre avec de multiples coussins et poufs. Je déplace également le petit guéridon sur lequel traîne un tourne-disque qui ne tourne plus depuis des années. Elle l'a chiné dans une brocante et l'a adoré, mais il n'a jamais fonctionné. Alors il sert de décoration. J'emmène tout ça dans ma chambre et peux enfin positionner le meuble pour qu'on dîne.

Lorsque, quelques heures plus tard, je m'arrête pour observer mon œuvre, je ne suis pas peu satisfait. La nappe orange tranche joliment avec le chemin de table marron et les serviettes de la même couleur. Notre vaisselle blanche n'est pas très luxueuse et clairement dépareillée, mais ça donne un certain charme à la scène. J'ai rajouté plusieurs bougies, des pommes de pin, des feuilles mortes que j'ai nettoyées et séchées à l'avance. J'ai aussi quelques petites figurines en porcelaine de citrouille qui traîne, d'un vieux reste d'Halloween. J'allais interpeller mes deux acolytes pour leur demander des félicitations, mais mon regard accroche sur la scène. Bree est concentré sur sa casserole dans laquelle je suppose qu'il prépare la fameuse sauce aux airelles. Cat lui donne des instructions d'une voix particulièrement douce, cette voix qu'elle prend lorsqu'elle tente d'enseigner quelque chose avec bienveillance. Elle, de son côté, semble terminée la Pumpkin Pie qui nous est promise en dessert. September de Chesnut Bakery résonne dans la pièce, comme un accompagnement bienvenu pour cette ambiance studieuse. L'après-midi est bien avancée et le soleil s'est couché depuis un moment, laissant la pièce dans une lumière légèrement tamisée, éclairée uniquement par les flammes des bougies et le plafonnier peu puissant de la cuisine. L'odeur de citrouille embaume la pièce et je fini par m'installer sur l'accoudoir du canapé, captivé par la scène qui se déroule dans la cuisine.

C'est Cat qui finit par se tourner vers moi quelques minutes plus tard, en haussant un sourcil.

— Si tu crois que tu peux te tourner les pouces, tu te mets le doigt dans l'œil jusqu'au coude.
— Me tourner les pouces ? Je viens de finir la table !
— Mouais.
— T'en penses quoi ? Je rajoute quelque chose ?
— Ta table est magnifique, tu peux rajouter un plaid sur le canapé, je dois avoir un marron, beige ou orange dans ma chambre. Du beige c'est pas mal.
— Ok je vais le chercher !

Je récupère l'étole que j'étire sur le canapé avant de venir les rejoindre en cuisine. Je glisse mes bras autour de la taille de Bree, la joue contre son épaule.

— Vous avez besoin d'aide ?
— Tu ne touches à rien.
— Mais...
— Non, c'est Bree la star du jour, pas toi.
— Mais Bree est déjà la star du jour.
— Eh, dis tout de suite que ma tête est tout ce qui compte !
— J'ai pas dit ça !
— Stop ! Kieran, tu vas dans le salon, on a bientôt fini. Les citrouilles sont cuites, faudra juste les repasser un coup pour réchauffer, le pain est sorti du four, la tarte est dedans avec les légumes et la sauce est prête aussi. On n'a plus qu'à se changer et à attendre les autres.

Un sourire en coin étire mes lèvres, sourire que seule Cat peut voir puisque je suis cachée derrière l'épaule de Bree.

— Non. Tu n'as pas le temps pour ça.
— Pourquoi, questionna Bree d'un air curieux.
— Il faut bien qu'on se douche !
— Kieran, non.
— Oh.
— Non.
— Mais-
— Non.

L'air effaré de ma meilleure amie me fait mourir intérieurement de rire. Je n'aurais jamais fait une chose pareille, parce que j'ai un minimum de respect pour moi-même et un maximum de respect pour elle. Et qu'il est inconcevable pour moi de lui imposer un truc pareil. Par contre, la faire marcher et la voir courir m'amuse beaucoup.

— Bon, bon. Je vais me doucher alors.
— C'est ça, va.
— Et moi ?
— Toi tu restes là et tu touilles, ordonna Cat.
— Je touille.
— Tu touilles.
— Il touille ? essaya Bree avec un grand sourire idiot sur les lèvres.
— Bree, soupira-t-elle en levant les yeux au ciel.

Mais je savais que ça l'amusait aussi. Je les laissais se débrouiller tous les deux et je filais dans la salle de bain pour prendre une douche rapide. Parce que ranger, nettoyer, dresser, cuisiner, ça donne chaud. Une fois propre et frais, je me plante devant le placard et je perds pied. Je n'ai aucune idée de ce que je vais me mettre sur le dos. On n'a pas donné de consigne pour la tenue, et je ne sais pas ce que les gens portent généralement à Thanksgiving.

Je tente plusieurs combinaisons mais aucune ne me satisfait. Je suis enfermée ici depuis trente minutes et j'ai peur qu'on entre d'un instant à l'autre. Alors mon choix s'arrête une chemise blanche, que je glisse dans un jean noir. J'hésite à mettre une cravate mais j'abandonne l'idée et passe une veste grise, striée de lignes blanches et noires qui donnent un aspect gris. J'enfile une paire de mocassins noirs et je rejoins la cuisine.

— Suivant !

Cat hoche la tête et jette un œil à sa montre.

— Tu peux y aller, Bree, je pense qu'on a terminé ici. Je vais lancer les trucs pour l'apéro.

Bree n'a rien dit, il hoche la tête doucement mais ses yeux sont accrochés aux miens. Je me sens un instant tout petit, et mal à l'aise dans ma tenue. Mais lorsqu'il pose la cuillère en bois et qu'il approche, il se penche pour me voler un baiser et sourit légèrement.

— Tu es beau.

Je rougis instantanément alors qu'il se glisse dans la salle de bain avec le petit sac qu'il a apporté. Je me gratte un peu la nuque et vais m'installer sur le canapé alors que Cat fini son œuvre culinaire. Elle s'approche de moi en s'essuyant les mains et me regarde d'un air entendu.

— Ça va ?
— Oui, je crois que c'est juste la situation qui nous semble surnaturelle.
— C'est agréable de l'avoir ici.
— Oui, c'est vrai.
— Tu es sûr que ça va ? Insista-t-elle en posant le torchon sur la porte du frigo.
— Je m'inquiète pour lui.
— Tu as vu d'autres choses ?
— Il chipote sur ses assiettes, retire les éléments caloriques, évite de manger si on ne le force pas. Et je n'ai pas envie de le forcer, ça ne mène à rien.
— Ce n'est pas ton rôle.
— Je sais, mais je suis arrivé à nous faire aller en thérapie.
— Ensemble ?
— Mais non, chacun de notre côté. Mais ça devrait l'aider.
— C'est plutôt cool ça.
— Ca veut dire qu'il accepte qu'il y a un souci, et ça me rassure un peu je t'avoue.

Le sujet de conversation dérive, on arrête de parler de Bree et on discute de ses clients, de sa vie, de la mienne. Lorsque Bree revient, il porte un costume qui me rassure le style de la soirée. J'avais peur d'en avoir trop fait, mais lui, il est époustouflant. Il porte une chemise noire, qui n'est pas boutonnée jusqu'en haut, rentrée dans un chino beige qui s'arrête sur ses chevilles fines. Je l'observe, bouche bée, et Cat finit par cesser de parler. Son poids quitte le canapé et elle s'enfuit dans la salle de bain en nous ordonnant de nous tenir.

— Hey, rit-il en venant s'asseoir à côté de moi.
— Salut, soufflai-je en venant lui voler un baiser. Tu es magnifique.
— Merci.

Je posais ma tête sur son épaule, mes doigts venant jouer avec les siens. Nous n'avons pas parlé durant les minutes où nous sommes restés seuls. Nous avons partagé un moment en silence, profitant de la promiscuité de l'autre. Si nous avions pu, nous nous serions probablement endormis. C'était sans compter sur Cat qui, ayant elle aussi reçu l'invitation, quitta la salle de bain vêtue d'un pantalon à pinces ocre et d'un épais pull à col roulé en laine blanc cassé. Perchée sur dix centimètres de talon, elle avait maquillé ses yeux d'un trait noir et d'un peu de mascara, et avait mis de l'huile sur ses lèvres.

A peine fut-elle posée que la sonnette de l'interphone brisa la quiétude de la pièce. Je me levais à contre-cœur pour aller ouvrir et attendis nos invités sur le palier. Sage arriva la première, vêtue d'une robe noire sur laquelle brillaient des constellations dorées, d'un gros manteau en laine noir et d'une écharpe qui, j'en suis certain, pourrait aller jusqu'à Paris si on la lançait. Oakley et Félix arrivèrent ensemble juste après en se disputant pour savoir lequel des deux était le plus à l'heure. Oakley portait l'un de ses sempiternels costumes bleu marine tandis que Félix avait opté pour un pantalon en tweed retenu par des bretelles et d'une chemise blanche, ne manquant pas de sortir ses éternelles converses blanches. Je sais que Thanksgiving est plutôt une tradition familiale et cosy où l'on ne s'embête pas avec des tenues de soirée. Sauf que, en Angleterre, on ne fête pas Thanksgiving. Et aujourd'hui, on n'a pas de dinde. On est entre amis. Et je me dis que ce sera le seul moment où nous pourrons fêter la fin d'année tous ensemble avant que chacun et chacune ne quitte Londres pour rejoindre sa famille. Alors j'ai voulu marquer le coup en faisant un dîner, petits plats dans les grands et tenues correctes exigées. Et je suis ravi de l'avoir fait.

Chacun à pris place sur un siège, et si Oakley et Sage n'ont pas vraiment fait de remarque à propos de Bree – j'ai quand même eu le droit à une œillade appuyée de ma collègue – Félix, lui, est complètement perdu quant à sa présence ici.

— Cette soirée, c'était un peu l'occasion aussi pour nous de vous annoncer officiellement notre couple, soufflai-je d'une voix hésitante, poussé par la main de Bree sur mon épaule.
— Sérieusement ? S'exclama Félix en se tournant vers Oakley. Tu savais ?
— Oui, ça commence à dater un peu.
— Chicago ? Lança Sage en prenant une gorgée du cocktail alcoolisé que Cat venait de lui tendre.
— Chicago.
— C'était en août ! T'aurais pu me le dire, s'offusqua mon ami. Et toi aussi d'ailleurs Oak, comment ça se fait que t'es au courant d'abord !
— Notre chambre était au même étage.
— N'en dis pas plus, marmonna-t-il avec une moue dégoûtée.
— Déjà, ça n'est pas de notoriété publique. On n'en a pas envie, ni l'un ni l'autre, annonça Bree en se redressant. Moins de personnes étaient au courant, mieux c'était.
— Et puis, c'était nouveau. Et vu notre... Parcours, on voulait d'abord voir où ça menait.

Félix semblait toujours faire un peu la tête mais, je savais qu'au fond il comprenait. Parce qu'il était loin d'être le type excentrique et naïf qu'il voulait laisser entendre aux gens qu'il était. Oakley leva les yeux au ciel face à sa bouderie et je les laissais pour aller donner un coup de main à Cat en cuisine. Les discussions allaient bon train et j'étais content que Bree s'entendent bien avec mes amis. Parce que malgré tout, c'était eux qui composaient la plupart des personnes avec qui j'avais des interactions dans ma vie.

— Ça va ?
— Parfaitement. Et toi ?
— Très bien. On a encore des petits trucs pour l'apéritif mais je refuse qu'ils se gavent dès maintenant et ne mange pas ce que j'ai mis des heures à préparer.
— En même temps t'as même pas voulu de mon aide.
— Je voulais que tu en profites.
— De quoi ?
— De ça, souffla-t-elle en désignant la scène du menton.

Bree et Félix débattaient de manière enjouée et, de ce que je compris de la discussion, c'était à propos de basket. Oakley couvait la scène du regard avec une tendresse à peine dissimulée tandis qui tenait lui-même discussion avec Sage d'un sujet que je ne parviens pas à comprendre de si loin. Tout le monde souriait, et Bree avait même une lueur au fond de ses yeux qui me réchauffa le cœur. Cat posa une main sur mon épaule et embrassa ma joue.

— Tu méritais de voir ça. Allez, on va manger.

Nous avons ensuite apporté tout ce qu'il fallait et appelé nos amis à nous rejoindre autour de la table. Une fois installés, Bree nous arrêta un instant et nous demanda si on voulait partager quelque chose pour lequel nous étions reconnaissants cette année. Après un échange de regards silencieux, Cat croisa ses mains devant elle. Elle aurait presque pu être en train de prier.

— Je suis reconnaissante que Kieran soit enfin heureux, il le méritait.
— Je suis reconnaissante qu'il arrête de geindre toute la journée surtout. Sérieux, les mecs, c'est insupportable.

Je cachais mon visage dans mes mains, persuadé d'être écarlate. Oakley, en bon prince, vient à mon secours.

— Je suis reconnaissant de bosser dans un domaine qui me passionne.
— Malgré notre bon vieux connard de patron, ponctua à nouveau Sage.
— Malgré notre bon vieux connard de patron, confirma Oakley, tirant un rire à toute l'assemblée. Félix ?
— Je suis reconnaissant d'avoir un toit au-dessus de ma tête tous les soirs de ma vie, murmura-t-il, attirant un silence approbateur sur le salon.

On n'y pense pas assez finalement. Aux personnes qui n'ont rien, et j'admire Félix pour cette part de lui qui donne plus qu'il ne prend.

— Kieran ?
— Hm ?
— De quoi es-tu reconnaissant ?
— De toi, laissai-je échapper avant de m'en rendre compte.
— Oh ma Déesse, vous êtes niais. Tellement niais, appuya Sage d'une moue dégoûtée.
— Pardon, mais c'est la vérité.
— Oh mais j'en doute pas, c'est bien le souci.

Bree m'observa avec un léger sourire et je sentis mon visage s'empourprer à nouveau. Qu'est-ce que je peux détester ça, rougir aussi facilement.

— Moi aussi c'est de toi que je suis reconnaissant. Tu as redébarqué dans ma vie avec fracas et t'as tout foutu sens dessus dessous mais, je crois que grâce à toi je peux aller plus loin.

Je déteste être le centre de l'attention, et ça même s'il n'y a que quatre paires d'yeux sur moi. Je suis mal à l'aise à l'extrême, et Cat s'en rend compte très rapidement. Alors elle se redresse pour faire le service, déposant des mini-citrouilles farcies dans chaque assiette en détaillant les secrets de préparation. Pourtant, le regard de Bree assis en face de moi ne me quitte pas une seconde, un léger sourire sur les lèvres qui m'arrache des frissons. Dieu que j'ai hâte d'être seul avec lui. 

LoveCon - T1 - Kieran [Premier Jet] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant