Chapitre 13 - Kieran.

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Comment dit-on déjà ? Eh merde ?
Eh merde.

J'aurais dû le voir venir. J'aurais dû me douter que ma chance légendaire me joue encore des tours. J'étais à mille lieux d'imaginer que Bree Tucker se souviendrait de ses échanges avec un de ses milliers de fans il y a des années de ça. Et quand je dis mille lieux, je suis franchement gentil avec moi-même. Alors, oui, je savais qui il était. Mais je ne pensais pas que savoir qui j'étais aurais de l'importance pour lui. Pire encore, je n'avais aucune idée de l'effet que mon absence de réponse avait pu avoir sur lui.

Je ne suis pas naïf, je sais que c'est un acteur renommé et qu'il a parfaitement pu user de ses talents pour me culpabiliser et me faire croire qu'il se souvient de moi. Et j'ai envie de me raccrocher à ça en un sens. Mais le mélange de colère et de peine que j'ai brièvement aperçu au fond de ses yeux dépareillés m'a retourné. J'ai peut-être enfoui tout ça sous une bonne couche de déni pour mieux dormir la nuit, mais je suis le premier à être en colère lorsque je me fais ghosté sur des sites de rencontre. Je suis le premier à prendre la disparition d'amis à mes côtés tellement à cœur que ça me tue à petit feu, que ça entache ma confiance en moi et mon appréciation de ma personne. Alors pourquoi ça ne pourrait pas être la même chose pour Bree.

Je l'observe s'enfuir pour la troisième fois en trop peu de temps, impuissant. Je n'ai aucune envie de lui imposer ma présence ce soir, nous allons devoir passer toute la journée de demain ensemble et j'estime que c'est un moment suffisant pour le laisser digérer. Alors je remonte jusqu'à ma chambre, me laissant tomber sur le matelas dans un soupir las. J'hésite un instant avant de jeter un œil à l'heure. Une heure trente-six. Avec un peu de chance, elle aura le nez dans un livre et ne sera pas encore couchée. Cat est le genre de femme à se perdre entre les lignes d'un roman avec tellement de passion qu'elle ne saura pas poser l'ouvrage avant de l'avoir terminé, peu importe l'heure qu'il est. Je lance alors une tentative de communication par messagerie instantanée, un simple « Tu dors ? » classique et efficace. J'ai à peine le temps de passer aux toilettes que j'entends le générique d'Avengers résonner dans la chambre.

— Allô ?
— Pourquoi tu dors pas encore Parker ?
— Parle pour toi Oliphant. Y'en a qui bossent.
— Je croyais qu'on t'épargnait le démontage ce soir ?
— Ouais, mais Bree m'a pas épargné la boîte de nuit.
— Dur.
— Ouais.

Un silence confortable s'installe entre nous. J'adore Cat, elle est à la fois douce et forte, brute de décoffrage et réconfortante. Et même si je sais que ses yeux sont probablement pris à lire la fin de son chapitre, elle est là et elle me soutient silencieusement. J'ai de la chance de l'avoir dans ma vie.

— Bon crache le morceau, pourquoi tu m'appelles en plein milieu de la nuit.
— C'est toi qui m'appelles, je te signale.
— Kieran, souffle-t-elle d'un ton sans appel. J'ai quitté le confort agréable de mon palais de rose et d'épine, par pitié, parle.

Un rire m'échappe et je l'entends jurer en gaélique à l'autre bout du fil. Je soupire légèrement et m'allonge sur le lit, les yeux fixés sur le plafond.

— Bree a compris que nous avions un... Passif, soupirai-je, las.
— Et c'est un problème parce que... ?
— Parce que je n'avais pas prévu qu'il se souvienne de moi !
— Tu ne l'avais pas prévu ou tu ne l'avais pas imaginé.
— Les deux !
— Quand apprendras-tu à te faire un peu plus confiance, pourquoi ne se souviendrait-il pas de toi alors que tu te souviens de vos discussions ?
—Cat, franchement. Il est acteur, c'est pas les conversations qui doivent lui manquer.
Haud yer wheesht1 ! s'exclame-t-elle clairement agacée, me faisant sursauter au passage. On s'en fout qu'il soit acteur, il est même pas si connu que ça ton type-là. T'as autant de valeur que lui donc ce serait pas étonnant qu'il se soit attaché à ta petite personne.
— Cat. Il joue ton personnage préféré dans ta série préférée. Fais pas comme s'il n'était pas connu.
— Ça n'empêche pas que j'ai raison sur le reste !

Je me passe une main sur le visage en soupirant et je l'entends refermer son livre, signe qu'elle va probablement continuer d'insister. J'en viens presque à regretter de l'avoir appelé à l'aide.

— Écoute, souffle-t-elle d'une voix plus douce, je sais que tu ne t'estimes pas suffisamment pour comprendre ça, mais tu as de la valeur pour les gens Kieran. Et ça n'a rien d'étonnant, tu es une perle. Il faudrait seulement que tu arrives à le voir.
— C'est même pas le souci de fond en fait. J'ai l'impression de l'avoir blessé en le ghostant alors que je l'ai fait vraiment sans penser une seule seconde que ça pourrait l'atteindre.
— Tu dis que c'est pas le souci, mais pour moi, c'est lier. Vraiment. Essaie de lui en parler demain ? Tu passes la journée avec lui, non ?
— Je suis pas certain qu'il accepte toujours que je passe la journée avec lui.
— Pourquoi ? C'est si mauvais que ça ?
— Je lui ai dit pourquoi je l'avais ghosté.
— Et donc ?
— Je crois que ça l'a autant énervé que de savoir que je lui avais caché qui j'étais.
— Qu'est-ce que tu as dit Kieran... ?
— La vérité. Que c'étaient les rumeurs sur son compte qui m'avait fait prendre du recul.
— C'est ça que tu appelles la vérité ? ricane-t-elle, me faisant hausser un sourcil.
— Eh bien, oui, parce que ça l'est ?
— Allons Kieran. On sait tous les deux que t'as toujours craqué pour Bree, autant que moi. Et cette relation que tu entretenais avec lui par écrit t'as juste effrayé.

Je me redresse, prêt à contredire les paroles de ma meilleure amie, mais je croise mon regard dans le miroir qui fait face au lit. Je referme la bouche, réfléchissant quelques minutes à ce qu'elle m'a dit. Ça me donne une toute nouvelle perspective sur la relation qu'on entretenait et la manière dont je me suis éloigné.

— Tu crois ?
A Dhia2, Kieran, tu m'épuises. Tu ne parlais que de vos échanges à l'époque, dès que tu mentionnais Bree, tes yeux s'illuminaient et tu ne décrochais pas les yeux de ton téléphone. Tu étais insupportable. Bien sûr que tu craquais pour lui, à quel point tu vis dans le déni ?
— Mais c'était innocent.
— C'est toujours innocent, mon chat. Ça n'empêche pas ce que tu ressentais d'exister. Et t'as enfouis ça tellement profondément que t'as fait complètement n'importe quoi par la suite.
— On ne va pas parler de Donovan.
— N'en parle pas si tu veux, mais c'était de la merde avant même que tu commences.

Je lève les yeux au ciel, Cat n'a jamais apprécié mon ex. Jamais. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir, elle avait probablement plus d'instinct que moi. Mais je la soupçonne quand même d'exagérer.

— Toujours est-il que tu devrais parler avec lui demain, un peu plus au calme et à cœur ouvert.
— Je ne vais pas lui dire que je craquais pour lui. Ce mec est un pur produit hétéro, je prends pas le risque que ça me retombe dessus.
— Je ne veux pas casser ton trip, mais je doute qu'il soit 100 % hétéro si tu veux mon avis.
— Dans quel univers serait-il intéressé par les hommes ?
— Alors, vu comment il flirtait avec toi dans ses messages, je dirais qu'il y a au moins cinquante pourcent de chance que ce soit le cas. Et ne me dit pas qu'il ne flirtait pas, j'ai lu les messages, je sais ce que j'ai lu.
— Je préfère me dire qu'il est hétéro. Je n'ai pas envie d'espérer quoi que ce soit. Même si, vue la situation actuelle, peu importe son orientation sexuelle, je n'ai aucune chance d'atteindre une quelconque relation privilégiée avec lui.
— On ne sait pas de quoi demain sera fait. Parle-lui, tu verras bien où ça vous mène.
— Ouais, marmonnai-je, l'ongle de mon pouce entre les dents. Merci, Cat.
— Quand tu veux, mon chat. Mais la prochaine fois, calcule que je sois pas en plein plot twist. Parce que je t'aime de tout mon cœur, mais je te déteste quand même un peu là.

Je ris légèrement et je sais qu'elle sourit aussi. Elle a le don de savoir quoi dire, et même si ses vérités ne sont pas toujours géniales à entendre pour moi, elles sont ce qu'elles sont : des vérités.

— Je te laisse y retourner alors. Essaie de penser à dormir aussi.
— Ouais, ouais, je bosse pas demain alors je dormirai demain.

Un rire ponctua sa remarque alors que je l'embrassais et raccrochais. J'avais besoin d'une douche après avoir crapahuté pendant des heures dans cette foutue boîte de nuit. Une fois lavé de toute la sueur accumulée, je pus enfin me glisser sous les draps pour rattraper un sommeil du juste bienvenu. Je continuais de cogiter sur ce que m'avait dit ma meilleure amie, cette femme à le don pour sortir des vérités que personne n'a envie d'entendre. Quel fan ne craquerait pas sur son acteur préféré qui, en plus, prendrait la peine de lui répondre ?

C'est sur ces pensées que je m'endors, passablement stressé pour le lendemain. Je suis réveillé à 6h45 par des martèlements sur la porte de ma chambre. J'ai l'impression que quelqu'un essaie d'entrer. Je me dirige vers la porte au radar, pas réveillé. Je ne prends même pas la peine de m'habiller avant d'ouvrir et découvre avec stupeur Bree sur le pas de ma porte. Ça a le mérite de me réveiller instantanément, mais je suis tellement surpris que je ne percute pas tout de suite que je me tiens en boxer devant lui. Je fini par me cacher un peu avec la porte alors qu'il m'observe d'un air dubitatif, un sourcil haussé.

— Bonjour ? Finis-je par articuler, embarrassé.
— Ouais. Je vais partir faire un jogging dans un quart d'heure.
— Un jogging ?
— Oui. Comme dans courir.
— Merci, je sais ce qu'est un jogging... Mais on ne m'a pas prévenu que c'était dans tes habitudes.
— Aldo a dû le faire. Bref, t'as 15 minutes pour être dans le hall si tu veux pas me perdre de vue, sinon je pars sans toi.

Et le voilà qui disparaît de mon champ de vision aussi rapidement qu'il est apparu. Un jogging ? Vraiment ? Quelle horreur. Je le soupçonne de le faire exprès. Déjà parce que s'il se souvient de nos conversations comme je m'en souviens, il est évident que je lui ai déjà dit que je détestais ça. Après, je ne peux pas lui en vouloir de ne pas être grossophobe en estimant que parce que je suis gros, je ne fais pas de sport. Si j'apprécie l'intention, je ne fais réellement pas de sport.

J'observe autour de moi, légèrement paniqué. Je dois bien avoir un pantalon de sport dans mon sac, j'en prends toujours avec moi pour pouvoir me balader dans les hôtels sans être tiré à quatre épingles. Je l'enfile, enfile un t-shirt et mes baskets et je le rejoins dans le hall pile à l'heure. Une minute de plus et il sortait sans moi.

— Allons-y, je veux courir au moins une heure et demie.
— Il ne faut pas qu'on rentre trop tard, le programme de la journée est chargé...
— Ma séance de sport est prioritaire.

Je me raidis. Je retire tout ce que j'ai dit. Il sait exactement ce qu'il fait et l'a prévu pour me torturer. Je vois la satisfaction sombre voiler ses yeux et son sourire ourler le coin de ses lèvres

— Sauf si, bien sûr, tu n'en es pas capable. Dans ce cas, je t'en prie, reste ici.
— Je ne peux pas vous laisser sortir d'ici seul.
— Bien, alors grouillons-nous.

On allait sortir lorsqu'on m'interpelle. Je me tourne pour découvrir Sage sortir de l'ascenseur en pressant le pas. Elle est chargée de faire le tour des hôtels le lundi pour indiquer aux invités quelle voiture prendre pour leur aéroport ou gare. Ça ne m'étonne donc pas de la croiser, bien que sept heures me semble bien tôt. Elle commence à me poser des questions sur les départs et je jette un œil à son tableau. J'allais lui répondre lorsqu'un raclement de gorge me fait lever les yeux vers Bree.

— Nous n'avions pas un planning chargé, Kieran ? lâcha-t-il d'un air ennuyé, enfouissant ses mains dans les poches de son jogging.
— Si, si bien sûr. Excusez-moi on peut y aller, réponds-je en rendant son document à ma collègue.
— Ou alors vous nous laissez finir notre conversation qui ne durera pas plus de deux minutes tranquillement en vous échauffant comme un bon petit devant l'hôtel ?
— Sage, m'exclamai-je, horrifié de l'entendre parler comme ça à notre invité.
— Je croyais qu'il ne devait pas me quitter des yeux.
— Oh, ne vous inquiétez pas, vous n'irez pas très loin sans lui.
— Ça suffit, Sage, Monsieur Tucker je vous en prie avancez je vous rejoins dehors.

Bree lève les yeux au ciel et s'exécute en marmonnant quelque chose que je n'entends pas, et je dévisage ma collègue d'un air moralisateur.

— Qu'est-ce que tu fais !
— C'est bon on risque plus rien, il est insupportable.
— Graham compte bien l'inviter à nouveau, tu ne peux pas lui parler comme ça !
— S'il refuse de venir, on sera tranquille au moins.
— Ça suffit, j'y vais.
— Bonne course, me nargue-t-elle avec un sourire sadique.

Elle aussi sait pertinemment que je déteste ça. Je me presse rapidement pour rejoindre Bree à l'extérieur, lui servant un sourire désolé.

— Pas trop tôt.
— Désolé, on peut y aller.
— J'espère que tu tiendras le coup, je ne suis pas du genre à ralentir le rythme pour les autres.
— Je ferai de mon mieux.

Je vais souffrir jusqu'au bout de la journée. Je sens qu'il va me faire payer chaque échange que nous aurons. Mais je n'ai pas prévu de me laisser marcher dessus toute la journée. Je vais l'accompagner faire son jogging de malheur, mais s'il décide de me casser les pieds, je vais m'amuser à le remettre à sa place. Il s'élance finalement sur le bitume, allongeant le pas. Je me prends à perdre mon regard sur lui et à le trouver étonnamment à l'aise dans cet exercice. Il est beau, terriblement. Ce n'est pas un scoop, ce type est dans le classement des plus beaux hommes du monde. Mais il a une aisance à mettre un pied devant l'autre sans difficulté, ça me tue. On a à peine fait cinq-cents mètres que je suis déjà au bout de ma vie, ma respiration est sifflante et mes poumons me brûlent. Je déteste courir. Je sens chaque kilo peser sur toutes mes articulations.

On a beau nous dire qu'il faut faire du sport pour garder la ligne, personne ne pense au calvaire que ça peut être pour une personne en surpoids de s'obliger à pratiquer une activité physique. J'ai beau avoir essayé des dizaines de sports différents, il y avait toujours quelque chose qui n'allait pas. Et qu'on ne vienne pas me dire que ça joue sur notre santé, elle est bien bonne celle-là. J'ai plus souvent souffert du harcèlement lié à la grossophobie notoire de la part des gens qui m'ont entouré que du poids sur mes chevilles. Je suis persuadé que si on foutait la paix aux personnes grosses, elles seraient en bien moins mauvaise santé. Mais c'est un autre débat.

Pour le moment, je me bats littéralement pour ne pas me laisser distancer. Parce que, comme il l'a dit, il ne ralentira pas le rythme. Et je le comprends, il a besoin de se dépenser et je me retrouve à être le boulet accroché à sa cheville. Je le soupçonne aussi d'avoir mis de la distance entre nous pour ne pas avoir à réfléchir à ma présence.

Je vais en chier, mais je ne peux pas lui faire le plaisir d'abandonner, alors je continue. Je finirai sur les rotules, mais fier.

1 : "Shut the fuck up !" / "Oh la ferme !" en gaélique écossais
2 : "Oh mon Dieu" / "pour l'amour du ciel" en gaélique écossais

LoveCon - T1 - Kieran [Premier Jet] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant