petites billes de jade

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En faisant claquer la couverture du calepin contre ses pages remplies, je réalise à quel point je suis jalouse de la Cassie que j'ai créée. Pourquoi ne suis-je pas dans cette histoire ? Pourquoi dois-je me contenter de ma petite vie sans aucune trace de romance et de fantaisie ? Cassandre aime Harper, Harper aime Cassandre.

Viviane aime Alexandre, Alexandre n'aime pas Viviane.

Alex... Je me souviens avec nostalgie de notre rencontre. J'avais à peine dix ans et pourtant, c'est à cet âge-là que j'ai cru découvrir le grand amour. Dès que j'ai entendu le moteur du camion de déménagement par ma fenêtre entrebâillée, j'ai su que ma vie venait de prendre un tournant inattendu, et c'est peu dire. J'avais descendu avec empressement les escaliers, impatiente d'annoncer la venue de voisins à mes parents. Ma mère faisait la sieste, Robert était au bar. Après avoir enfilé mes chaussons, je débarquai dans notre jardin, une exaltation grandissante dans la poitrine. J'avais vaguement entendu parler d'une famille qui emménageait et d'un petit garçon de mon âge et, depuis des semaines maintenant, je me languissais de la venue de mon nouvel ami.

Un peu de Patafix pour recoller les morceaux de mon cœur détruit par l'homme ivrogne qui me servait de père, c'est ce que je cherchais. Je m'agrippais à la barrière qui encadre encore notre petit potager, celle qui grince quand on s'appuie dessus, et scrutais la porte du véhicule, attendant avec impatience son ouverture. A peine la poignée fut tournée qu'un blondinet en pantacourt et marinière se précipita dehors pour courir sur l'asphalte rendue bouillante par la chaleur d'été. Il s'extasiais sur chaque arbustes qui bordaient la rue et échappait de justesse aux grands bras de ses parents qui essayaient désespérément de le stopper dans sa course effrénée. Dans ses yeux verts, petites billes de jade, brillait le soleil. Cachée derrière les planches de bois dont la peinture avait été écaillée, j'observais avec fascinations ce gamin qui s'agitais à quelque mètres de moi, fascinée par tant de joie et d'énergie.

Absorbée dans ma contemplation, je n'avais même pas remarqué que celui-ci, un énorme sourire plaquée sur son visage halé, se rapprochait de moi à pas de loups. Ce fut seulement quand un tonitruant « salut nouvelle voisine ! » prononcé par une petite voix claire résonna dans mes tympans que je remarquai sa présence. « Je m'appelle Alexandre et toi ? J'aime bien tes lunettes, on dirait Parry Hotter ! Tu veux venir manger de la salade de riz avec moi et ma maman ? ». Je ne répondais pas, me délectant de ce flot de paroles ponctuées de petits rires.

Quand il eut fini son joyeux monologue, j'osa enfin prononcer les trois mots qui signèrent le départ de la plus belle histoire du monde : « Il y a des œufs dans la salade ? J'aime pas les œufs. ». Et honnêtement, ce fut la meilleure salade que j'ai jamais goutée.

Maintenant, Alex n'est plus Alex. Fini le petit garçon rieur, bonjour le grand gaillard amnésique de notre amitié. Il a terriblement changé et pourtant moi, je l'aime toujours autan. C'est fou, il me semble être d'une autre planète. Il est inaccessible et ça me rend malade. Il n'arrive même pas à se rendre compte que je suis encore amoureuse de lui, que  je veux faire partie de sa vie. Je veux qu'il me reconsidère comme une fille à part entière. Je veux qu'il m'aime comme je l'aime.

Je suis atteinte de la maladie d'amour, celle qui ne se guérit pas, qui vivra en moi jusqu'à que mort s'en suive.

Les larmes roulent doucement sur mes joues, faisant couler mon mascara au passage. Ce sentiment horrible, comme si un étau enserrait mon cœur, m'envahit. C'est ça le vrai désespoir, c'est savoir que quoi que tu fasses, ce que tu désires tant ne viendra jamais. Je suis résignée.

Je n'ai qu'une envie: m'endormir à tout jamais d'un sommeil sans rêve.

Je n'ai plus le courage d'affronter ça.

Certains pourraient dire que tout cela passera un jour, que je finirai bien par oublier Alex. J'ai longtemps essayé, je n'y arrive pas. Jaime tout chez lui. Je rêve me glisser entre ses bras qu'il me dise que tout se passera bien, que maintenant c'est fini, qu'il m'aime depuis toujours. J'aurais tant aimé pouvoir combler ce vide dans ma cage thoracique.

Je comprends ce que tu ressens mais j'ai besoin de ta précieuse vie pour continuer à exister.

Vite.

Expirer. Me prendre la tête entre les mains.

Ne pas continuer de pleurer.

Crier intérieurement toute cette douleur pour ne pas exploser.

Ça va passer Vi.

ON VEUT TOUS VIVRE T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant