Si belle et frêle sous le mistral

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Je mange tranquillement mes Cocopops, non sans avoir vérifié les ingrédients au préalable, quand Corine débarque dans la cuisine avec une mine affreuse. Je l'ignore royalement, même si au fond j'aurais bien aimé savoir d'où venaient ces cernes plus violettes que d'habitudes et ces yeux rougis et ternes.

Elle passe devant moi sans m'adresser un regard, comme un fantôme, presque transparente.

Ça fait bizarre.

Je finis vite mon bol et file dans ma chambre avec une étrange boule au ventre, emportant mes écouteurs et une couverture au passage. Au programme de ce jour pluvieux : ennui, série Netflix calée dans l'encadrement de ma fenêtre et plaid tout doux. Ne me parlez pas de sociabilisation, je crois avoir fait une overdose les jours précédents.

A peine ais-je posé un pied dans ma chambre que je m'écroule sur mon lit comme un sac de patates.

Un sac de patates rongé par les acariens, criblé de trous qui, au fil du temps, s'élargissent.

Cette pensée m'arrache un sourire. Mon propre malheur pourrait presque en devenir drôle. Je me sens comme ces héroïnes de dessins animés à qui il n'arrive que des merdes, sauf que pour moi, il n'y aura pas de fin heureuse. Je suis destinée à me repaitre de ce fléau qu'est mon existence pour continuer à vivre.

J'allume mon téléphone à la coque brisée et connecte mes écouteurs bluetooth.

Musique.

Musique qui m'emplit les tympans de sa fraîche brise.

Les notes comme un avenir chimérique,

Je m'envole loin des cigales muettes et des oliviers détrempés.

Chaque accord martelé de gouttes de pluie glacée.

Je m'oublie et m'emplit

de cet instant qui m'est compté.

Musique qui rime et croque,

Musique qui danse le rock.

Le ciel gris m'appelle, en quelque pas qui n'en sont pas vraiment, je me retrouve sur le bord de ma fenêtre plus très réelle. Je suis tentée de l'ouvrir, de voir si je peux vraiment planer au-dessus d'Aubagne,

Me sortir de ce bagne.

Mais non, elle reste fermée. Alors, je passe ma main sur le verre glacé. De la pointe du doigt, je suis les gouttelettes cristallines jusqu'à ne plus pouvoir les discerner les unes des autres. Elles tombent inlassablement vers le sol pour s'écraser en contrebas. Moi, je ne peux pas. Par ce qu'au fond, j'en suis sure, je veux vivre, mais pas de cette façon-là. Je le sais, je me consume à petit feu mais, ensevelie sous mes propres cendres, je peux parfois apercevoir une lueur d'espoir qui, bientôt, si les étoiles filantes sont de mon côté, pourrait se transformer en bucher. Brûler vive la colère, comme une sorcière.

Alors que je détaille le triste paysage qui s'étend à travers ma vitre – pluie, pluie, pluie, arbres d'un vert plutôt gris et passants pressés – une forme colorée m'attire le regard. Sur le trottoir, je vois un parapluie aux motifs fantaisie s'agiter sous mon nez, se retourner et ployer sous le terrible joug du mistral. Sa propriétaire se débat.

Et je la reconnais tout de suite.

Mon cœur se serre, se plie, tremble et souffle.

Ces terribles yeux verts encadrés de doré, saupoudrés de taches de rousseur, pour rien au monde je ne les aurais oubliés. Les cheveux en pagaille, mouillée de la tête au pieds, je vois Cassandre se débattre sous l'averse.

Je porte une main à ma poitrine, sous le choc, j'ai envie de vomir. Mon pouls s'accélère, mes tripes se tordent. Là, sous la faible lumière des lampadaires, l'objet de toutes mes rêveries, enveloppée dans son manteau rose pale. En silence, je l'observe. Je ne fais qu'une bouchée de son image, détaillant chaque partie de son être. Son visage, son corps qui, à cet instant, semble si chétif dans ce cruel paysage. Comme un ange au milieu des enfers, sa seule présence pourrait illuminer le monde entier et, même menacée par les intempéries, ses mouvements sont toujours aussi doux, gracieux.

Ses cheveux réunis en un chignon lâche mais tellement élégant, les quelque mèches collées sur son visage, sa taille ronde, ses jambes musclées dans son cargo beige, ses converses couleur neige tachées de boue et de cambouis, je me délecte d'elle tout entière. Cette fois, aucun bijoux ne pendent à son cou halé, seulement d'opalines perles de pluie qui, en cet instant, forment la plus belle des parures.

Mon corp atrophié, c'est comme si j'était avec elle, sur cette route.

Comme si c'était moi, Harper.

Comme si, loin de tout, je pouvais enfin m'abandonner à la joie.

Comme si, dans un souffle, nos cœurs ne pouvaient faire qu'un.

Je ne sais pas ce qu'il m'arrive mais une chose est sûre, cette fille est vraiment belle.

Et si je fais vite, je pourrais peut-être la rejoindre en bas, au cimetière des gouttes écrasées, sur ce trottoir sale. Et nous parlerons de tout et de rien, elle me prendra la main pour m'arracher à cette constant langueur dans laquelle je m'empêtre.

Le cerveau sur off, je traverse ma chambre à la vitesse de l'éclair, traverse les escalier toujours aussi vite.

Je suis sur le palier, en nuisette et chausson, mais rien n'a plus d'importance que cette jeune femme.

Alors j'ouvre la porte.

Mais il n'y a plus personne.

ON VEUT TOUS VIVRE T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant