Chapitre 1 : café & loyer

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          Edith était une femme qui avait toujours eu des difficultés de dextérité. À croire qu'elle ne savait tenir un objet sans l'endommager. Comme foudroyée par une malchance qui frisait la malédiction, elle vivait tant bien que mal, avec à son actif deux ou trois accidents par jour.

Cette matinée-là, après avoir survécu au parcours de combattant qui séparait la machine à café de son bureau - environ une vingtaine de mètres en ligne droite - elle s'apprêtait enfin à poser la précieuse tasse blanche qu'elle tenait et à faillir à sa réputation notoire de maladroite.

Cependant, l'objet ne résista pas, comme frappé par l'aura nerveuse de la jeune femme. La tasse innocente glissa d'entre les mains d'Edith et vint s'écraser sur la moquette jaunâtre où une tache brune persistait. Le sinistre bruit qui suivit arracha un soupir de résignation à la pauvre jeune femme.

Qu'avait-elle fait pour mériter une telle gaucherie ? Elle n'avait jamais trouvé une raison cohérente, Dieu seul savait la provenance de son atroce malédiction.

Ses collègues quant à eux, déçus, retournèrent à leur travail. Un miracle avait failli se produire : Edith, le mouton noir du service avait presque réussi à boire son café ! Mais ça avait encore frappé ! Une apparition ? Un signe du destin ? Qu'en savaient-ils ? Après un silence respectueux, le brouhaha habituel reprit. Ils avaient du travail sur la planche ! Pas le temps de se laisser distraire, même par Edith !

Elle ferma les yeux un instant et les rouvrit, déterminée. Elle en avait vu d'autres !

Je retournerai prendre un café demain matin ! J'y arriverai !

Honteuse, elle s'agenouilla par terre et empila les débris brûlants dans sa main droite. Elle ne cumulait pas le don pour se blesser en plus de sa maladresse divine. Étrangement, elle cassait tout, mais rien ne l'amochait.

Tenez, à quatre ans, elle avait chuté de deux mètres d'un mirabellier et elle s'en était sortie avec une simple bosse, quoique énorme tout de même, collée à son petit front hâlé. Une miraculée je vous dis.

Une fois plantée au coin de la salle, elle refusa de prêter attention à la machine à café qui trônait sur une table, victorieuse et dictatrice. Qu'est-ce qu'elle était hautaine celle-là ! Avec son bec capricieux et son ronron infernal. Edith, imperturbable, laissa tomber les morceaux de céramique dans l'œil de la poubelle qui lui jetait un regard noir.


          Au même moment, un jeune homme fermait à clé son appartement. La porte fatiguée grinça de mécontentement. Lucien jeta un œil triste au judas de l'entrée. Il en avait guetté des gens, là, planqué de l'autre côté de cette ouverture, le dos courbé sous la tâche suspecte.

Il soupira. Son colocataire venait de le lâcher. À l'évidence, tout le monde le lâchait. Cela ne le surprenait guère. Vivre avec un gars comme lui revenait à vivre avec une tombe : dur, froid, silencieux. Rien qui ne présageait du bon. Aussi, quelle personne n'aurait-elle pas craqué à la vue de son colocataire dressé au moindre bruit derrière l'œillet de la porte d'entrée. Il n'y avait rien à faire, ce Lucien était louche.

Las, il massa de sa main droite son front pâle. Son salaire ne lui permettait pas de payer seul le loyer de l'appartement. Qu'avait-il pensé, lui, morne comme une pierre, lorsqu'il avait pris la décision d'emménager dans une colocation ?

Pour des raisons financières.

Ou peut-être pour mieux cacher qui je suis.

Paradoxalement, il était convaincu qu'au milieu des loups, le mouton était mieux protégé.

Le Souffle de Nos RefletsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant